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Critique de batlamb


Les histoires d'Edgar Allan Poe se parent en français de la plume exquise du traducteur Charles Baudelaire. Ce dernier, auteur de l'Héautontimoroumenos (« le bourreau de soi-même ») dans les Fleurs du mal, voit son alter ego américain entrer en correspondance avec lui via le texte inaugural "Le démon de la perversité". Poe y livre un manifeste littéraire pessimiste, voire masochiste, anticipant la pulsion de mort freudienne : programme prometteur s'il en est.

S'ouvre alors un florilège de crimes morbides commis par les narrateurs à l'encontre de leur bonheur insupportable, comme si leur pire ennemi se manifestait en eux : inquiétante étrangeté... Les lecteurs sensibles auront le droit de se sentir caressés à rebrousse-poil par les images glaçantes de ces nouvelles inaugurales emplies d'une cruauté à la lisière du surnaturel.

L'altérité des narrateurs se retrouve finalement projetée à l'extérieur sous la forme d'un doppelgänger dans le magistral "William Wilson"... Mais une part d'ambigüité demeure : le double du narrateur ne semble exister que dans sa tête, et pourtant certains éléments lui confèrent une existence objective. La folie schizophrène n'isole-t-elle pas irrémédiablement du réel ?

"La chute de la maison Usher" repose sur cette incertitude, tant elle ressemble au paysage intérieur d'un esprit malade, et je me demande si le narrateur ne s'observe pas lui même en contemplant la famille Usher, réunie dans une embrassade fraternelle d'outre-tombe, illustrant sa propre ruine. Dans ce texte et les précédents, le style de Poe m'a impressionné par son sens aigu de la gradation, une horreur allant crescendo jusqu'au paroxysme de la chute, parfois littérale.

Les cauchemars de Poe s'apparentent ainsi à une mécanique de précision, et cet art narratif est bien illustré dans le récit en huis-clos "Le Puits et la Pendule", où le héros se retrouve confronté à une Inquisition espagnole invisible en dehors de ses pièges automatisés aux allures d'uchronie. Je ne m'attendais pas à cette nouvelle là - mais qui donc peut s'attendre à l'Inquisition espagnole ?

De même, dans "Le Masque de la Mort Rouge", le récit et son enfilade de salles extravagantes ressemblent à une machinerie théâtrale raffinée, un paradis artificiel débouchant sur une noirceur infernale. Ce cadre baroque semble taillé sur-mesure pour faire briller Baudelaire. Et il s'en donne d'ailleurs à coeur joie dans sa traduction riche en couleurs.

Avec tout cet entremêlement de mécanique et de vivant, on n'est jamais très loin du rire, et l'on peut déjà s'en rendre compte lors du climax de "La chute de la maison Usher", où la montée de la terreur s'accompagne d'une mise en abyme parodique. Cette tendance ne cessera de s'affirmer, par exemple à travers l'incroyable galeries de portraits du Roi Peste et de sa cour, des personnages vivides réunis dans un tableau macabre et empli d'humour grotesque - qu'est-ce que j'ai pu penser à Mervyn Peake en lisant cette nouvelle ! A ce stade du recueil, la comédie prend de plus en plus l'ascendant sur l'horreur, avec les mise à mort bouffonnes de "La barrique d'Amontillado" et de "Hop Frog", ou encore la cacophonie farcesque du "Diable dans le beffroi".

Dans cette riche variété de récits, la mort demeure constamment un objet de fascination, qui excite toutes les émotions… y compris le rêve, comme on le voit à fin du recueil, où on trouve d'étonnants dialogues post-mortem, voire post-embaumement et post-apocalyptiques. Poe y poursuit son exploration obsessionnelle de l'au-delà, à l'instar de son personnage envoûté par "le portrait ovale" de celle qu'il espère rencontrer dans l'après-vie.
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