Cette seconde de le Recherche est plus accessible et moins sophistiquée que
du côté de chez Swann qui pouvait rebuter tant par la prolixité spectaculaire du style calquant les méandres de la mémoire (flux de conscience symboliste, suivant au plus près la pensée en train de se faire), que par ses longues errances réflexives sur la forêt, les clochers d'église, les échos de la mémoire et par l'enchâssement du récit des amours de Swann à la troisième personne. Ici, on est bien plus proche du traditionnel roman autobiographique, avec ce premier amour insatisfait, révélateur et riche d'implications sur le parcours d'un enfant qui va devenir l'écrivain. Plus encore, c'est le décor de Paris, la rencontre du beau monde, la découverte de l'émotion artistique, personnelle et confrontée à l'opinion, l'interrogation de la vocation, qui donnent pleinement à cette seconde partie de la Recherche un caractère de roman d'apprentissage. On comprend qu'il ait davantage emporté l'adhésion des éditeurs, des critiques et des prix. Ce qui impressionne toujours autant est la finesse d'analyse des procédés de naissance et d'évolution des mouvements de pensées, de sentiments, d'impressions... - on n'est pas bien loin de la phénoménologie de
Husserl (qui aurait d'ailleurs reconnu la justesse des analyses du romancier).
Chez
Proust, la manière de saisir et d'évaluer les personnages, les objets, les lieux, les caractères, se fait toujours dans une perspective dynamique. Par exemple, l'auteur ne dira pas d'un personnage "il est beau" ; il va observer la venue, la naissance d'une impression, qui va ensuite s'affirmer, puis se modifier avec les contextes, avec le temps...
Antoine Culioli, dans Pour une linguistique de l'énonciation (1991-1999), tente d'expliquer comment se forme psychologiquement une assertion : dans la conception de chacun se forme (au gré des expériences) une notion de ce qu'on qualifie par exemple de "beau" ; par rapport au noyau de cette notion (représentant le "beau" dans son usage absolu : "il est beau"), la personne qui parle va moduler sa phrase : il n'est pas très beau ; il est assez beau ; ah oui, il est vraiment beau (on se rapproche beaucoup du noyau de la notion). On pourrait dire que
Proust, plutôt que de donner le résultat de cette opération à un instant T, va chercher à décrire le processus mental en cours, dans ses tâtonnement et ses ajustements. La démarche est complexe mais bien compréhensible quand elle s'applique à l'enfance (avant je pensais que, maintenant je pense que...).
Le roman d'apprentissage est chez
Proust un roman de désillusion. L'apprentissage, c'est justement faire évoluer ses jugements et ses notions-clés (l'adulte accompli ne doit pas s'accrocher à ses opinions d'enfant, selon
Héraclite). Il est normal que l'enfant, l'apprenant dirons-nous, se laisse piéger par ses représentations, ça l'est moins pour l'adulte, alors que le piège des illusions n'est pas moins dangereux pour celui-là. Dans "Un amour de Swann" (le roman intégré dans
du côté de chez Swann), Swann est piégé dans la fixité de sa représentation d'Odette (par la cristallisation). le narrateur ne voulant pas être piégé de la même manière et dévier de son ambition de devenir écrivain, il fait attention à bien faire évoluer ses jugements et notions-références à chaque déception ou désillusion. Et c'est bien là l'un des buts essentiels de l'autobiographie, regarder son passé pour en tirer des leçons afin de ne pas rester bloqué dans ses erreurs.
Le premier tome était un roman d'apprentissage, et donc de désillusion. Ce second tome reste dans cette optique mais il est centré sur un topos de l'enfance moins systématiquement traité, bien plus léger – les vacances marquantes – qui au fond est peut-être encore plus déterminant pour la formation de l'adulte qu'une désillusion qui ne définit l'homme que par le négatif. Libéré du poids du premier amour, n'attendant rien de bien particulier, Marcel peut goûter les rencontres, agir et faire sans craindre de mal faire. On est dans l'expérimentation de l'adolescence.
D'un style plus raffiné que le premier tome, souvent sur des tons plus gais, l'été, la station balnéaire, ce second tome creuse bien plus dans la sensation, le rapport au regard, aux choses, aux lieux, aux sensations. L'analyse psychologique dépasse le classique de la rencontre amoureuse, se complexifie avec un personnage narrateur plus affirmé. Les personnages rencontrés sont immédiatement moins absolus (que Swann, Odette, Gilberte, Maman...), plus imprécisément connotés.
Proust renoue ainsi davantage avec son premier roman, avec beaucoup de réflexions sur un souvenir en mouvement : le littoral, les personnages croisés le long de la route, la chambre... Les personnages eux aussi sont en mouvement suscitant l'intérêt et le décevant tour à tour. La voix se souvenant donne des suites de tableaux en mouvement, de scènes vivantes, bien plus qu'auparavant.
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