Le deuxième tome de la Recherche du temps perdu met l'accent sur l'éveil du narrateur à la beauté féminine, alors que l'on s'était habitué à ce que son sens esthétique soit beaucoup plus influencé par l'art, inculqué dès sa plus tendre enfance notamment par sa grand-mère. Les références artistiques, extrêmement nombreuses et fournies dans le premier tome, sont revues à la baisse, laissant la part belle aux images tirées de la nature. C'est assez intéressant de se rendre compte à quel point on peut s'identifier à ce narrateur à la faveur de constats communs, tout en le méprisant ouvertement quelques pages plus loin pour sa faiblesse ou son égoïsme lamentables.
Le roman se divise en deux parties. "Autour de Mme Swann" raconte la grandeur et les servitudes de l'amour du narrateur pour la fille de Swann, où l'humour caustique de l'auteur sur l'anglomanie de Mme Swann, usage snob de l'époque qui n'est pas sans écho avec aujourd'hui, est particulièrement savoureux. Tantôt encouragé, tantôt désavoué par l'objet de ses assiduités, le narrateur explore notamment cette attitude qui consiste à se détacher volontairement de l'être aimé dans l'espoir que celui-ci se rende compte à quel point on lui manque et nous rappelle auprès de lui avec tout le transport que lui confère la révélation de cet attachement secret. A moins que, le temps faisant son oeuvre, ce ne soit nous-mêmes qui ne voulions plus de lui... C'est une partie assez laborieuse à aborder, beaucoup plus fondée sur les méditations généralistes et la description d'habitudes que sur des anecdotes précises.
"Noms de pays : le pays" est de mon point de vue la partie la plus intéressante, dans la mesure où elle fait entrer en scène beaucoup de nouveaux personnages, ou de personnages connus jusqu'à présent que par ouï-dire. le narrateur, pour la première fois, quitte sa mère pour passer quelques vacances à Balbec, ville de bains de mer fictive de Normandie dont le nom l'a si souvent fait rêver, en compagnie de sa grand-mère. Balbec, abordé avec angoisse et quitté avec regret, est le théâtre de réflexions extrêmement fines : sur l'amitié, par le biais de la comparaison entre Bloch, l'ami peu délicat de longue date, et
Saint-Loup, le nouvel ami sophistiqué et paradoxal ; sur le rôle social, notamment avec la rencontre du baron de Charlus, qui porte un intérêt ambiguë au narrateur, et dont les manières délicates jurent avec le discours martial ; la beauté enfin, avec une fascination pour les belles inconnues de la promenade qui rabaisse le grand peintre Elstir du rang de dieu créateur à celui d'agent intermédiaire d'un amour spontané et collectif. Toute la partie qui concerne les jeunes filles est extrêmement reposante, subtile, raffinée. Il n'y a pas ou peu d'histoire mais ce n'est pas grave, il n'y a qu'un esprit naïf et sensible qui s'ennivre de bonheur dans la contemplation de cette fraîche jeunesse, qui néglige des sentiments qui sont ou exagère au contraire des sentiments qui ne sont pas, dans tous les excès d'une imagination encore mal maîtrisée.
Un ouvrage aussi complexe que le précédent mais qui utilise un matériau beaucoup plus parlant que les références artistiques, à savoir les mécanismes de la pensée et de l'affect.