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Citations sur Entre les deux il n'y a rien (34)

En mémoire de Martin, et de toutes les gueules d'ange qui laissèrent sang, cervelle, tripes et rage abyssale sur les pavés des villes abattus comme des chiens sans l'ombre d'un regret par les exécutants des forces de la paix, de la prospérité – car le regret, il ne faudra jamais se lasser de le dire, n'est pas dans les manières de cette armée des ombres –, je dois redire ici que je suis incapable de condamner d’un trait celles et ceux qui s’armèrent et du jour au lendemain s’évanouirent dans les villes pour nous débarrasser d’engeances assassines. Cela fait quarante ans que les emprisonnés, quand ils ne sont pas morts, expient leurs divers crimes de lèse-Etat, cela fait quarante ans qu’on demande à tous ceux qui s’en sont sentis proches, s’en sont faits les soutiens et parfois les complices, d’expier publiquement leurs errements passés, de renouveler sans cesse l’allégeance sans faille aux processus honnis qui les ont condamnés, de dire sur tous les tons le poids de faute morale qui pèse sur leurs épaules – car la soif de réassurance de ceux qui ont eu peur est inextinguible –, alors qu’on ne demande rien aux assassins d’en face, dont l’infamie patente passe en profits et pertes. Je dois redire ici que les ouvreurs de bal ne sont pas tous en prison, que la plupart d’entre eux ne l’ont jamais été, je dois reprendre ici, au risque que l’on dise voilà bien de l’orgueil et de la prétention, les mots qu’étouffèrent dans la gorge de Pier Paolo Pasolini, cinquante-trois ans pédé comme moi, des coups de bottes, de rasoirs ou des roulements de pneus passé sur la trachée, des coups de haine, de corruption et d’abjection : Io so. Car nous savons les noms des assassins.
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[…] ce qui m’a manqué à Auschwitz parce que j’avais douze ans me manque encore aujourd’hui, me manque toujours, manque aux hommes de raison comme aux hommes de colère, aux hommes de liberté comme aux hommes apeurés, aux hommes de poésie comme aux hommes de rien. Parce que la raison n’est plus d’aucun secours là où surgit le manque. Auschwitz et son silence herbeux, sa désolation sèche, est un grand manque humain au revers de l’Europe, qu’on lui tourne le dos ou qu’on lui fasse face.
Les lieux où quelque chose manque sont des lieux où l’on sombre. Ce qui a sombré dans ces quelques kilomètres carrés désormais situés dans la voïvodie de Petite-Pologne est davantage que la somme des âmes qui y brûlèrent au rythme de leurs corps. Quand nous nous y rendons, nous nous tenons debout au rebord de la perte. Certains d’entre nous se penchent, cherchent à distinguer quelque chose dans les herbes, à démêler le naufrage préparatoire de la perdition proprement dite. Puis ils relèvent la tête, font deux pas en arrière, tournent le dos au gouffre et reprennent le chemin sans qu’aucun de leurs gestes ait comblé ce qui manque.
Ces lieux ont aboli le temps.
Ce sont des lieux inconscients.
La colère qu’ils ont engendrée ne connaît pas la fin.
Ils ne nous laissent pas un instant en paix.
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Les chronologies, comme les fictions, sont parfois étouffantes quand on les considère comme telles, qu’on les arpente comme un qui fait les cent pas à la poursuite de la solution qu’un problème donné lui pose. On fait partie ou du problème ou de la solution. Entre les deux, il n’y a rien. Sur le moment bien sûr nul ne se pose la question de savoir à quel degré d’étouffement la réalité nous conduit, même si on se doute qu’il est parfois très haut. On vit et on agit. Je suis allé en Pologne, j’ai vu ces morts dans les rues de pays en paix, mon regard a suivi les index tendus qui désignaient l’Etat, et mon oreille perçu les souffles raccourcis de ceux qui l’attaquaient. J’ai su que mon désir était placé là où il pourrait faire grincer des principes et des dents, à condition que je lui donne la forme qu’il fallait. Martin m’a dit voilà comment ça marche, et j’ai dit à Martin voilà comment ça marche, ensemble on a marché. Aujourd’hui je suis seul et je dois respirer, prendre une limonade, retourner en Pologne.
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Remettre un semblant d’ordre dans la chronologie, même si c’est une fiction. Surtout celle des intervalles, ça se joue à si peu ! En 1976 j’entre avec Martin dans le grand jeu du cul et de la politique : on usera du premier sans regarder la dépense jusqu’en 81, cinq ans, de la seconde jusqu’en 78, deux ans, et de 78 à 81 on s’en éloignera, œuvrant sans même le voir à l’ouverture des failles où bientôt s’en iront nos aînés, donc une partie de nous. Pendant trois ans nous avons été nos propres fossoyeurs, au sens figuré, avant de l’être au sens propre, après 81. Le monde de nos seize ans, le monde que j’avais deviné sur le pont de Billancourt, qui suintait des corps abandonnés aux rues, des coups de feu, des rafales, des ambitions illimitées destinées à l’abattre, qui jaillissait tout droit, odorant et fleuri, des cuisses de Martin, mettrait encore huit ans à sombrer tout à fait. Ça tient dans une jeunesse ce genre de basculement, notre jeunesse. Ça tient à rien, à un petit ajustement du monde sur son axe, pour qui nous sommes toujours quantité négligeable, chair à canon, chair à travail et cher à foutre, des chiens. Mais pendant les deux ans où nous avons usé du cul comme de la politique, quel plaisir, quelle tension, quel espoir et quelle paix, jamais goûté depuis. Je n’en ai pas la nostalgie, ce mot-là n’est pas plus dans mes habitudes que celui d’érotisme, je ne peux m’habituer à son évanescence ; mais je cherche à savoir où cela est passé, à exhumer la faille, ou sa trace. Je le dois à Martin, et à chacun de ceux qui, parmi mes aînés de France, d’Allemagne et d’Italie, ont laissé leur cadavre sur le carreau du temps, ou bien, restés vivants, ont filé dans l’alcool, la dope ou la déprime, ou encore ont tenté, et tentent chaque jour, de rester cohérents, travaillant en silence à penser et à vivre, à aimer et à jouir, sans lâcher un instant le fil ténu qu’ils tissent depuis que sur le monde ils ont ouvert les yeux.
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Aucun de ceux qui tombèrent au fil de ces années-là, dont les corps jonchèrent brièvement les rues d’Allemagne, d’Italie et de France avant d’être emportés, autopsiés, rendus, enterrés ou brûlés, n’eurent le temps d’être inconsolés de quoi que ce soit, du moins je le leur souhaite. Ils n’ont pas eu l’occasion de voir l’axe du monde se déplacer lentement sur la droite, de s’apercevoir que la vue initiale n’était plus tout à fait celle qui s’offrait à eux à l’heure d’agir, de sentir cette faille s’ouvrir sous leurs pas, qui en engloutit tant. Tout est allé trop vite. Ils ont pourtant côtoyé des abîmes, mais c’était ceux, connus, qu’offrait le monde donné. Pas de tricherie dans l’air, de la violence pure, visible de partout : celle, dite légitime, de l’Etat, celle, dite terroriste, de ceux qui questionnèrent la légitimité même de ces régimes nés de la guerre et tout grouillants encore de nazis, de fascistes, de collabo, tous unis dans la conjugaison des effets économiques et des menées anticommunistes. Et entre les deux rien. Dix ans durant, nous ne vous avons pas laissé un instant de paix. Nous le payons encore, la rage est toujours vive.
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Mourir en guerre dans un pays en pays. Car c’est la paix. Aucune guerre militaire à l’horizon européen, pas de guerre civile non plus, pour en retrouver les accents il faudra patienter encore dix-neuf ans et voir, incrédules, le temps du monde basculer et entraîner 200 000 à 300 000 personnes dans les abîmes des mécanismes haineux entre Ljubljana et Skopje. Les ressorts de l’affaire étaient autrement tordus, et chacun de méditer sur la dissolution des empires ou de relire Thucydide. Dix ans de guerre européenne en pleine paix, de quelles fictions avons-nous habillé tout cela pour laisser ces béances à nos portes alors qu’elles étaient dans la maison ? Comme était dans la maison, officiellement depuis 1967 en Allemagne, 1968 en France, 1969 en Italie, officieusement partout depuis la fin de la guerre, la volonté farouche, arc-boutée sur le déni qui lui était opposé, de ne pas se payer des mots de la paix officielle, un mensonge d’une taille inédite : guerre froide pour tout le monde, chaude pour les Algériens de 54 à 62, les Coréens en 53, les Vietnamiens de 54 à 73, j’en passe, sans compter que, ayant abandonné aux délices des régimes communistes la moitié orientale du continent, l’autre moitié n’en recensait pas moins deux bonnes vieilles dictatures fascistes officielles, celles de Salazar et de Franco, qui avaient traversé la guerre sans sourciller et n’allaient pas tarder à s’évanouir, l’une deux ans plus tard dans un lancer d’œillets, l’autre trois ans après dans son sommeil taché de sang, et une plus jeune installée à Athènes en 67 pour sept ans. Pax americana. Au milieu de tout ça on va relever la tête, le gant des oppressions aimables, le défi des raisonnements pervers, et tout ça finira, j’aurai alors vingt ans, les rues pleines du sang des chiens dont on a transpercé les côtes, le cœur et la raison, mais si bien bitumées qu’on pense avoir rêvé.
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Ils sont nombreux ceux qui n'ont que quelques années de plus que moi, trois ou quatre, ces petits éclats de temps si dérisoires à l'heure des comptes et si décisifs à l'heure d'agir.
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Ça a duré dix ans, le temps que je sorte de l’enfance. Dix ans en gros, parce que c’est plus commode pour désigner une période, la décennie est un instrument fictionnel que tout le monde comprend. En Allemagne, de 1967, Benno Ohnesorg, à 1977, Hans-Martin Schleyer, l’automne et le 18 octobre. En Italie, de 1969, piazza Fontana, à 1978, Aldo Moro. En France, là où j’étais et où on ne fait jamais rien tout à fait comme tout le monde, de 1968, le Joli Mai, à 1972, Pierre Overney, avec résurgence tardive quand tout était plié, 1979-1987 Action directe. Mais évidemment ça commence bien avant, j’ai dit que si on se mettait à tirer un fil toute la pelote européenne se dévidait, ça en fait des causes. Ça sort de la fumée des crématoires, des diverses résistances nationales, bien sûr des collaborations des pays qui ont envoyé les Juifs brûler dans l’enfer nazi, contents de n’avoir pas à les brûler eux-mêmes, et de façon plus générale de cette très longue saison européenne d’exactions inaugurée à Sarajevo par l’assassinat de l’archiduc François-Ferdinand, là même où, quatre-vingts ans plus tard, la page se refermera sur un épisode caractérisé de nettoyage ethnique – appellation serbe, soit dit en passant, remontant au milieu du XIXe siècle, mais pratique assurément sans frontières. Ce n’est pas ça qui m’a fait sortir de l’enfance, mais c’est le paysage qui est peu à peu apparu sous mes yeux, se constituant en un ensemble, certes partiellement illisible mais offrant une indéniable continuité.
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Le sport est un opium décérébrant le peuple
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Je sens qu'à l'intersection de la sexualité et de la politique des choses fondamentales se nouent qu'il faut défaire en clamant haut et fort qu'on les défait.
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