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Citations sur La Marche de Radetzky (115)

Pendant la plus grande partie de l'année, le docteur Skowronnek n'avait rien à faire. Il ne travaillait que trois mois par an comme médecin de ville d'eaux, à Franzenbad, et toute sa connaissance du monde reposait sur les confidences de ses clientes, car les femmes lui racontaient tout ce dont elles se croyaient affligées et il n'y avait rien au monde qui ne les affligeât. Leur santé souffrait de la profession, ainsi que du manque d'affection de leurs maris, de la "misère générale des temps", de la vie chère, des crises politiques et de la constante menace de guerre, des journaux de leurs époux, de leur désoeuvrement personnel, de l'infidélité de leurs amants, de l'indifférence, mais aussi de la jalousie masculine. C'est de cette façon que le docteur Skowronnek s'instruisait sur les différentes classes sociales, leur vie domestique, les cuisines et les chambres à coucher, les inclinaisons, les passions et les sottises.
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Etes-vous satisfait ? demanda-t-il ensuite au jeune homme ?
_ A parler franchement, répondit le fils du chef de musique, c'est un peu ennuyeux.
_ Ennuyeux ? demanda le préfet. A Vienne ?
_ Oui, dit le jeune Nechwal. C'est que, voyez-vous, monsieur le préfet, quand on est dans une petite garnison, on ne se rend pas compte qu'on n'a pas d'argent !
Le préfet se sentait froissé. Il trouvait qu'il n'était pas convenable de parler d'argent et craignait que le sous-lieutenant n'eût voulu faire allusion à la situation pécuniaire plus brillante de Charles-Joseph.
_ Il est vrai que mon fils est à la frontière, dit M. von Trotta, mais il s'est toujours bien tiré d'affaire, même dans la cavalerie.
Il accentua le dernier mot. Pour la première fois, il lui était pénible que Charles-Joseph eût quitté les uhlans. Cette sorte de Nechwal ne se rencontrait pas dans la cavalerie ! Et la pensée que le fils de ce chef de musique s'imaginait peut-être avoir quelque ressemblance avec le jeune Trotta causait au préfet une souffrance presque physique. Il décida d'accabler le musicien. C'est un véritable traître à la patrie qu'il flairait en ce jouvenceau qui lui paraissait avoir un "nez tchèque".
_ Aimez-vous la profession militaire ? demanda le préfet.
_ Franchement, je pourrais m'imaginer un meilleur métier.
_ Meilleur ? Comment cela ?
_ Un métier plus pratique, dit le jeune Nechwal.
_ Il n'est donc pas "pratique" de se battre pour sa patrie, à supposer toutefois qu'on ait des dispositions "pratiques" ?
_ Mais c'est qu'on ne se bat pas du tout, riposta le sous-lieutenant. Et si on en vient à se battre un jour, alors ce ne sera peut-être pas tellement "pratique".
_ Pourquoi donc ?
_ Parce que nous perdrons sûrement la guerre, dit Nechwal, le sous-lieutenant, et, non sans méchanceté, comme le nota le préfet, il ajouta : Les temps ont changé !
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_ Je me souviens encore très bien de votre père, dit l'Empereur à Trotta, c'était un modeste que le héros de Solférino !
_ C'était mon grand-père, Sire, répondit le lieutenant.
L'Empereur recula d'un pas, comme renvoyé en arrière par la puissance du temps qui s'était brusquement interposé entre lui et le jeune homme. Oui, oui, il pouvait encore se rappeler le numéro d'un exercice de lecture, mais non l'énorme quantité d'années qu'il avait parcourues.
_ Ah ! fit-il, c'était votre grand-père. Bon, bon. Et votre père est colonel, n'est-ce-pas ?
_ Préfet à W.
_ Bon, bon ! j'y penserai ! ajouta-t-il, s'excusant en quelque manière de la faute qu'il venait de commettre.
Il resta encore un moment devant le sous-lieutenant, toutefois il ne voyait ni Trotta ni les autres. Il n'avait plus aucune envie de passer le long des rangs, mais il fallait bien le faire pour qu'on ne s'aperçût pas qu'il avait eu peur de sa propre vieillesse. Son regard se perdit de nouveau, comme d'habitude, dans le lointain où émergeaient déjà les bords de l'éternité.
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Le rouge sanglant des culottes de la cavalerie continuait de flamber sur le jaune déséché des chaumes et jaillissait de la grisaille des fantassins comme le feu jaillit des nuées. Les éclairs blafards des épées fulguraient devant les rangs et doubles rangs en marche, les croix rouges se détachaient sur leurs fond blanc, en arrière des sections de mitrailleuses. Comme d'antiques dieux de la guerre sur leurs chars pesants, les artilleurs s'avançaient et les beaux chevaux bais et aubères se cabraient avec vigueur, fierté et souplesse. A l'aide de ses jumelles, François-Joseph distinguait les évolutions de chaque groupe, il ressentit, quelques minutes, l'orgueil de son armée et, quelques minutes aussi, le regret de sa perte. Car il la voyait déjà mise en pièce, dispersée, morcelée entre les nombreuses nations de son vaste empire. Il voyait le grand soleil des Habsbourg descendre, fracassé, dans l'infini où s'élaborent les mondes, se dissocier en plusieurs petits globes solaires qui avaient à éclairer, en tant qu'astres indépendants, des nations indépendantes... "Puisqu'il ne leur convient plus d'être gouvernés par moi", songeait le vieillard. Et, à part lui, il ajoutait : "Rien à y faire !", car il était autrichien.
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L'Empereur se leva. Son coiffeur arrivait. Tous les matins, régulièrement, il présentait son menton, on lui taillait les favoris, les lui brossait proprement.
_ Comment donc vous appelez-vous ? demanda l'Empereur .
_ Hartenstein, s'écria le coiffeur...(qui) revint timidement auprès de lui et acheva son oeuvre de ses mains rapides. Il se souhaitait loin de là, de retour au camp.
_ Restez encore, dit l'Empereur. Ah ! Vous êtes caporal. Il y a longtemps que vous êtes au service ?
_ Six mois, Sire, exhalèrent les lèvres du coiffeur.
_ Ah ! ah ! et déjà caporal ? De mon temps, dit l'Empereur, du ton qu'aurait pu avoir un vétéran, on n'allait pas si vite que ça ! Mais aussi, c'est que vous êtes un chic soldat ! Vous voulez rester dans l'armée ?
Le coiffeur Hartenstein avait femme et enfant, une bonne boutique à Olmüz et il avait déjà essayé plusieurs fois de simuler un rhumatisme articulaire pour être libéré le plus vite possible. Mais il ne pouvait dire non à l'Empereur.
_ Oui, Sire, et il se rendit compte au même moment qu'il avait gâché sa vie.
_ Bon, alors ça va ! Vous voilà donc sergent-major ! Mais ne soyez pas si nerveux !
Allons, l'Empereur venait de faire un heureux ! Il était content, content, content ! C'est une oeuvre grandiose qu'il avait accomplie en la personne de ce Hartenstein. Sa journée pouvait commencer maintenant.
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Les cérémonies religieuses le fatiguaient plus que tout le reste. Il se sentait le devoir de prendre, devant Dieu, la position qu'on prend devant son supérieur. Et il était déjà vieux ! " Il aurait pu me dispenser de bien des choses, se disait l'Empereur. Mais Dieu est encore plus âgé que moi et il se peut que ses décrets me paraissent aussi obscurs que les miens aux soldats de mon armée! Où en arriverait-on si chaque subordonné voulait critiquer son supérieur ? "
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Un jour, il avait lu un livre sur lui-même où se trouvait cette phrase : "François-Joseph 1er n'est pas un romantique." "Ils disent de moi que je ne suis pas un romantique, songeait le vieillard, pourtant j'aime les feux de bivouac." Il aurait voulu être simple lieutenant et jeune.
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Au village de Z., à dix milles tout au plus de la frontière russe, on lui prépara ses quartiers dans un vieux château. L'Empereur aurait mieux aimé habiter l'une des masures où étaient logés les officiers, mais, depuis des années, on ne lui permettait pas de mener la vraie vie militaire. Une seule fois, par exemple, précisément au cours de la malheureuse campagne d'Italie, il avait vu une vraie puce vivante dans son lit, mais il n'en avait rien dit à personne. Car il était l'Empereur et l'Empereur ne parle pas d'insectes. C'était déjà son avis à l'époque.
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Bien qu'il se fût reposé, que son médecin se déclarât content de son pouls, de ses poumons, de sa respiration, il avait un rhume de cerveau depuis la veille. Il ne se souciait pas de laisser voir ce rhume de cerveau. On aurait pu l'empêcher d'assister aux manoeuvres d'automne à la frontière orientale. Or, une fois encore, un jour tout au moins, il voulait voir des manoeuvres. L'acte de ce sauveur, dont le nom lui échappait de nouveau, lui avait rappelé Solferino. Il n'aimait pas les guerres (il savait qu'on les perd), mais il aimait l'armée, le jeu de la guerre, l'uniforme, le maniement des armes, la parade, le défilé et les exercices des compagnies. Quelquefois, il se sentait blessé parce que les officiers avaient des képis plus hauts que le sien, un pli à leur pantalon, des souliers vernis et des cols démesurés à leurs tuniques... Mais quand il allait les voir personnellement, les gens savaient à nouveau ce qui était règlement et ce qui était fantaisie. On pouvait les tancer vertement l'un ou l'autre car, chez les militaires, tout convenait à l'Empereur; chez les militaires, même l'Empereur était soldat. Ah ! qu'il aimait les sonneries de trompette, bien qu'il se donnât les apparences de ne s'intéresser qu'aux plans stratégiques ! Et, bien qu'il sût que c'était Dieu lui-même qui l'avait mis sur le trône, quelquefois, en certaines heures de faiblesse, il était blessé de n'être point un simple officier du front et il nourrissait de la rancoeur contre les officiers de l'état major. Il se rappelait qu'après la bataille de Solferino, pendant la retraite, il avait "engueulé", comme un adjudant, les troupes indisciplinées et y avait rétabli l'ordre. Il était convaincu - mais à qui aurait-il pu le dire ? - que dix bons adjudants font plus de besogne que vingt généraux d'état-major. Il désirait ardemment aller aux manoeuvres !
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L'Empereur était un vieil homme. C'était le plus vieil empereur du monde. Autour de lui, la mort traçait des cercles, des cercles, elle fauchait, fauchait. Déjà le champ était entièrement vide et, seul, l'Empereur s'y dressait encore, telle une tige oubliée, attendant. Depuis de nombreuses années, le regard vague de ses prunelles claires et dures se perdait en un vague lointain... Dans sa maison, il trottinait à pas menus. Mais aussitôt qu'il foulait le sol de la rue, il essayait de rendre ses cuisses dures, ses genoux élastiques, ses pieds légers, son dos droit. Il emplissait ses yeux d'une artificielle bonté, véritable qualité des yeux d'un empereur. Alors ses yeux semblaient regarder tous ceux qui le regardaient et saluer tous ceux qui le saluaient. Mais en réalité les visages ne faisaient que passer devant eux, planant, volant, sans les effleurer, et ils restaient braqués sur cette ligne délicate et fine qui marque la limite entre la vie et la mort, au bord de cet horizon que les vieillards ne cessent pas de voir, même quand il leur est caché par des maisons, des forêts, des montagnes. Les gens croyaient François-Joseph moins renseigné qu'eux, mais peut-être en savait-il plus long que beaucoup. Il voyait le soleil décliner sur son empire, mais il n'en disait rien.
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