Une lecture grandiose, bouleversante… que j'ai faite traîner…tant , je ne souhaitais surtout pas quitter les personnages attachants construisant cette ample chronique sociale, entre la première Guerre mondiale et les années 60…
Chronique sociale, luttes sociales diverses, les bouleversements, les changements de mentalité, nouveaux rêves des individus après la Guerre, les aspirations des femmes, l'idéal communiste…tout cela, nous le vivons au plus près à travers le récit familial de « notre » écrivain… , enfant né en 1955...
Beaucoup d'émotion en débutant cette chronique… car faisant des recherches sur cet écrivain dont j'ai lu quasiment tous les textes, avec un même enthousiasme…j'ai ressenti un choc violent [comme si j'avais perdu un proche, un ami ] en apprenant avec une année de retard, son décès brutal et prématuré , en mars 2020, à 64 ans…
Dans un même temps, j'apprends qu'à titre posthume, le premier tome d'un projet de longue haleine, à forte résonnance autobiographique, paraît [Projet qui aurait dû comprendre 3 tomes ]…
Comme fréquemment chez cet écrivain très humaniste, La Grande Histoire croise la petite histoire des personnes, des individus anonymes, souvent très impactés par les événements sociétaux, les mentalités et préjugés d'une époque !
Un petit garçon (l'auteur), Jean raconte son enfance à la fin des années 50, début des années 60, avec une mère « subliment belle », aimant séduire, étouffant et pesant de son déséquilibre personnel l'enfance et l'éducation de son fils qu'elle habille et traite en fille. Heureusement… qu'il y a la présence aimante, équilibrante des grands-parents ( Cette enfance restera empoisonnée par cette confusion des genres, originelle… Confusion dont nous comprendrons les racines tout à la fin de ce récit…)
Au fil de cette enfance plus que perturbante…le récit de l'époque se défile devant nos yeux. Ces années 60… qui raviveront moult souvenirs…d'un autre temps, comme d'une planète devenue étrangère !...
Jean-Luc Seigle va d'ailleurs au-delà, il nous raconte en résumé le XXe siècle dans son ensemble, avec les vies de ses grands et arrière grands-parents ,les traumatismes des guerres, et les souvenirs qu'il en a conservés, à travers les récits des Anciens !...
Tous les personnages ont leur richesse, leur singularité… mais il est bien difficile de ne pas succomber au couple incroyable que représente les grands-parents de
Jean-Luc Seigle ; on comprend d'ailleurs infiniment mieux sa sensibilité, son empathie, la finesse d'analyse de tous ses personnages dans ses fictions…au vu de cette enfance partagée avec des grands-parents
tout à fait extraordinaires…
Un grand-père, Antoine, un « taiseux », soldat traumatisé par la Grande Guerre, paysan de son état, qui se décidera à devenir ouvrier à l'usine chez Michelin, pour favoriser sa petite soeur, en lui laissant la ferme familiale, celle-ci se mariant.…
Son paradis à lui, en dehors du travail « subi » à l'usine c'est son jardin, qu'il soigne, « chouchoute », cultive, embellit pour son épouse… un espace préservé…pour eux deux !
« Les hommes de la génération de mon grand-père, même lorsqu'ils se retrouvaient au café où quelquefois je le suivais, ne parlaient pas ou peu de politique (...) Jamais de conversations sur le sens de la vie ou sur le rôle de chacun sur cette terre. C'est d'autant plus curieux que ceux-là avaient fait la guerre de 14-18 et avaient participé au changement radical de l'ordre du monde. Preuve qu'ils n'en avaient aucune conscience ou, s'ils en étaient conscients, qu'ils s'en foutaient pas mal, voire regrettaient qu'il y ait eu tant de morts pour en arriver là. La seconde guerre mondiale, plus dégueulasse que la leur, les avait contraints à un silence définitif d'une part leurs efforts et leurs sacrifices en 14 n'avaient pas garanti une paix durable, et que, d'autre part, le pacifisme de nombre d'entre eux en 39 les avait réduits au statut de traîtres, de collabos et de pétainistes. de quoi la boucler jusqu'au tombeau. (p. 50)”
La grand-mère, Rose, marquée par la mort de Pierre, son frère vénéré, tué à la guerre ; frère cultivé, engagé du côté de l'Espoir de l'époque : le Communisme. Jeune homme, instruit, lisant beaucoup, écrivant longuement à sa petite soeur, à sa famille. A sa disparition, son "refuge absolu" sera sa bibliothèque, elle lira « ses » livres, ses notes, fera de la politique, deviendra militante « communiste »…Une figure féminine haute en couleurs et en caractère , qui donnera le « goût des livres » à son petit-fils, Jean, notre « future écrivain »…!
Ce grand-père, différent, fort caractère aussi, bien que très taiseux, possède une forte présence :
« Une seule chose faisait réagir mon grand-père: si on le prenait pour un héros des tranchées, il répondit assez sèchement:
-Les héros, c'est ceux qui sont morts.
Il n'était donc pas un héros. Difficile de le définir. Il était un homme solide dans la vie ordinaire, et l'inverse, presque en apesanteur, le reste du temps, même dans son jardin. Il n'était pas non plus un "taiseux" comme la plupart des gens aiment qualifier ce genre d'hommes qui s'expriment rarement et préfèrent le silence aux bavardages. le "taiseux" est en général un paysan qui a suffisamment tiré profit des leçons du temps et de la terre pour qu'il ne lui soit plus nécessaire de rajouter quoi que ce soit ni aux mouvements du ciel, ni aux élans généreux de la terre, ni aux idées des hommes. C'était un terrien, cela ne veut pas dire qu'il vivait sur la terre ni qu'il était viscéralement attaché à elle, mais qu'il était comme la terre, qu'il subissait comme elle la bienveillance ou la malveillance du ciel sans rien pouvoir y faire et même sans rien avoir " à y redire". « (p. 51)
J'ajoute l'extrait suivant qui en dit fort long de ce couple très soudé, et pourtant si différent…Rose, la paysanne-communiste , lectrice boulimique, passionnée de littérature russe… et Antoine, paysan-ouvrier, jardinier-poète à sa manière, une sorte de « sage »… réfléchi, pondéré, fin observateur…ne parlant pas pour ne rien dire…n'ayant jamais su lire, sont toutefois, à leur manière, complices, soudés.
Ce livre est un formidable hommage de Jean-Luc seigle à son enfance, à ses grands-parents, d'origine modeste, qui, toutefois, avaient une vraie grandeur!
« Ma grand-mère profitait d'un moment de répit pour lire quelques pages de "son" Anna Karénine. Ce temps de lecture qu'elle prenait quelquefois en journée était une énigme pour moi. Je ne comprenais pas pourquoi tout semblait s'arrêter autour d'elle, ni pourquoi mon grand-père prenait soin de ne faire aucun bruit dans ces moments-là. Elle ne demandait rien et pourtant le silence s'imposait de lui-même. « (p. 256)
Il y aurait encore mille choses à dire de ce “grand Livre” , conclu par une postface de son éditeur qui nous explique fort bien la genèse de cette oeuvre… Les lignes suivantes donnent une belle idée du caractère unique de cette lecture, qui nous laisse « orphelins » d'un écrivain aussi talentueux que généreux dans sa prose aussi fluide qu'empreinte d'une empathie constante envers ses « personnages »… :
« Nous n'irons jamais jusqu'au bout de « cette course insensée pour qu'un petit garçon travesti en fille devienne un homme ». (…) Mais
l'Enfant travesti- remplit pleinement son office en ce qu'il nous fait partager tous les sentiments que Jean-Luc a voulu nous livrer : la folle inquiétude d'un enfant chahuté dans son identité mais aussi sa fascination pour la beauté des femmes qui affolait les hommes et éveilla chez lui une –attention absolue- aux autres, au sens où l'on parle d'oreille absolue. (…)
Nous apprécions le courage qu'il aura fallu au jeune Antoine pour survivre à son retour du front et nous comprenons d'instinct quel guide réconfortant aura été ce grand-père silencieux dans le monde peuplé de fantômes où se débat son petit-fils. Comme dans tous ses romans, le temps passe, l'histoire reste et frappe à la porte.
C'est grâce à Antoine et Rose, et tous les autres, que Jean-Luc est devenu l'écrivain que l'on sait. Qu'ils en soient remerciés à jamais. « [Postface de Patrice Hoffmann, p.407]
Un gigantesque trésor d'émotions…et de bonheur des mots….que cette publication posthume.
[***Acquis chez les camarades-libraires- Librairie Caractères / Issy-les-Moulineaux- samedi 27 février 2021 ]