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Critique de Bobby_The_Rasta_Lama


"Très-honorable,
Je ne sais pas combien je me rendrai coupable en dédiant mes vers imparfaits à Votre Seigneurie, et combien le monde me blâmera de choisir un si fort soutien pour un si faible fardeau..."

Une des dédicaces les plus intrigantes de l'Histoire, ou "un poème peut en cacher un autre"...
J'ai décidé de parcourir "Vénus et Adonis" pour combler quelques lacunes, et j'ai découvert plus que je n'avais pu espérer.
Si quelque chose a propulsé Shakespeare sur les sommets de la gloire littéraire, ce ne sont ni ses pièces ni ses sonnets, mais bien ce poème de 1593, dédié à son protecteur Henry Wriothesley, 3ème comte de Southampton.
Ce fut un succès immédiat, et "Vénus et Adonis" était largement admiré, copié, jalousé et lu dans tout Londres, ce qui n'est pas étonnant, car on a là une véritable pièce d'orfèvrerie poétique. Mais tout devient encore plus intéressant si on jette un coup d'oeil sur le jeune destinataire de cet ouvrage.

L'année 1593 était marquée par une épidémie de peste. Les théâtres étaient fermés, et les auteurs étaient plus que jamais dépendants de leurs riches mécènes ; d'autant plus que l'époque ne connaissait pas le copyright. Southampton avait à l'époque 18 ans, il était terriblement beau, terriblement élégant, excentrique et efféminé, incroyablement narcissique, et très dépensier, même quand il était complètement fauché : quelque chose qui n'est sans doute possible que dans ce milieu. de plus, c'était un catholique dans une Angleterre protestante, ce qui ne l'empêchait pas de bénéficier des faveurs incontestables de la reine... et ceci malgré sa participation au complot d'Essex, visant à assassiner Elisabeth. Après la mort de son père, il est passé sous tutelle de William Cecil, ministre de la reine, qui lui a généreusement arrangé un mariage avec sa propre petite-fille, Elisabeth de Vere. Hélas, la belle n'était pas au goût d'Henry, qui préféra payer une amende de 5000 livres pour échapper à cette union. Une somme astronomique, pour l'époque, presque impensable... mais il a réussi à payer ; ça en valait peut-être le coup. Quoi qu'il en soit, "Vénus et Adonis" a paru peu après, même si ce n'est pas le seul poème qui cible l'extravagant comte. Deux ans avant Shakespeare, John Clapham lui dédie "Narcissus", un poème qui le met en garde contre l'excessif amour-propre, et il est plutôt amusant d'imaginer derrière tout cela le très sérieux lord Cecil, sponsorisant secrètement les muses pour raisonner enfin son jeune protégé.

La dédicace de Shakespeare est assez ambivalente. L'onctueuse flatterie est tout à fait dans l'usage de l'époque, mais malgré tout, Shakespeare en fait peut-être un peu trop pour la prendre au premier degré. le ton humble où il déprécie ses capacités pousse plutôt à penser qu'il savait très bien que ces vers sont une merveille. Il n'a pas choisi la facilité, en optant pour la forme très complexe et musicale de la "sestina" (strophes rimées de six lignes, qui font en tout quelques 1190 vers), et il a dû passer un temps fou à polir chaque rime jusqu'à l'éclat absolu. Cette préface laisse aussi deviner une relation presque intime, comme si le trentenaire Will, sous la pommade qui sent la rose, étalait quelques reproches d'ordre privé, moins odorants... mais le poème reste, contrairement à celui de Clapham, une belle ode à la masculinité.

Le tout est évidemment inspiré par les "Métamorphoses" d'Ovide, mais Shakespeare a, pour ainsi dire, retourné le mythe complètement à l'envers. Ce n'est pas un homme qui séduit une femme, c'est Vénus qui a perdu la tête en voyant Adonis chasser. le poème n'a rien à voir avec l'amour, il s'agit plutôt du désir, voire de la concupiscence... aujourd'hui on dirait que c'est l'histoire d'une drague désespérée, et il faut dire que la pauvre Vénus n'a presque aucune chance, malgré sa beauté et ses ruses. Adonis s'estime beaucoup trop jeune pour ces choses, et chasser avec ses amis présente plus d'attrait que les avances de cette furie amoureuse qui lui court après. Je plaisante, parce que Shakespeare ne serait pas contre, mais ce poème est vraiment une splendeur, faite d'images et de contrastes. Quand on parle de chevaux, vous entendez et voyez ces chevaux... et la beauté absolue des deux protagonistes est mise en face de l'absolue laideur, représentée par le sanglier qui tuera Adonis à la fin. Le Blanc et le Noir, le Jour et la Nuit, Miranda et Caliban. Mais même ce sanglier a une forte charge érotique, et Vénus, folle de douleur, est encore capable d'être jalouse du "baiser mortel" de la bête.
La petite fleur rouge et blanche qui pousse sur le lieu fatal nous fait revenir vers les métamorphoses mythologiques.

By this the boy that by her side lay killed
Was melted like a vapor from her sight,
And in his blood that on the ground lay spilled
A purple flower sprung up, checkered with white,
Resembling well his pale cheeks and the blood
Which in round drops upon their whiteness stood.

Contrairement à l'Italie, La Renaissance anglaise ne nous a presque rien donné en matière d'art pictural, mais je me dis qu'elle s'est largement rattrapée en littérature, et peut-être aussi en musique, avec des noms comme William Shakespeare ou William Byrd. La musique de Byrd est sacrale, mais les voix s'y entremêlent avec la même incroyable aisance que dans les vers de Shakespeare. C'est pourtant en Italie qu'on a inventé un mot pour ce phénomène - sprezzatura - qui définit les efforts considérables pour produire quelque chose de si naturel et si léger que ça pourrait s'envoler comme une plume, si on souffle dessus.
"Vénus et Adonis" fait certainement partie de ces choses, donc 5/5.
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