Le goût amer de l'abîme

Ma maladie nous a tous plongés dans les abysses, et même si moi, eh bien, j’ai exploré Challenger Deep, je ne peux pas minimiser ce que ma famille a traversé. Je n’oublierai jamais que mes parents sont venus me voir à l’hôpital tous les jours, même quand j’étais clairement ailleurs. Je n’oublierai jamais que ma petite sœur m’a tenu la main et qu’elle a essayé de comprendre ce que c’était que de se trouver dans cet ailleurs.

- L’enfer réside dans le jour comme la nuit, déclare t-il. Je suis resté dans la chaleur brûlante sous un soleil implacable sous le regard de pierre d’une humanité indifférente.

Allongé sur mon lit, j’attends la fin du monde. Il va bien falloir que ça s’arrête parce que je n’arrive pas à imaginer que ça continue comme ça. Cette procession de jours gris et de brouillard mental devra bien cesser.

À ce moment-là, je n'avais pas compris, mais cette impression – savoir que quelque chose cloche sans pouvoir mettre le doigt dessus – est une impression que j'ai été amené à découvrir intimement. La différence, c'est que je n'ai jamais réussi à trouver d'explication aussi évidente et aussi simple qu'un rétroviseur à mes pieds.

Schizophrénie, schizoaffectif, bipolaire I, bipolaire II, dépression majeure, dépression psychotique, obsessionnel compulsif, etc, etc. Les étiquettes ne veulent rien dire, parce qu’il n’y a jamais deux cases exactement pareilles. Chaque patient est un cas particulier et chacun répond différemment aux traitements ; on ne peut pas véritablement établir de pronostic.
Nous sommes, cependant, des créatures de confinement. Nous voulons que toutes les choses de la vie soient emballées dans des boîtes qu’on peut étiqueter. Mais pouvoir coller des étiquettes ne signifie pas qu’on sache vraiment ce qu’il y a dans la boite.

Parfois, les ténèbres derrière n’ont rien de magnifique ; elles ne sont qu’une absence absolue de lumière. Un goudron avide, toutes griffes dehors, qui t’entraine au fond. Tu coules, sans couler. Ça te transforme en plomb pour que tu sombres plus vite dans son étreinte visqueuse. Ça te dérobe l’espoir et même le souvenir de l’espoir. Ça te fait penser que tu t’es toujours senti ainsi et qu’il n’y a pas d’autre choix que de sombrer dans les profondeurs, où ça digère lentement, voracement ta volonté, la distillant dans l’ébène brut des cauchemars.

- Et comment tu te sens, du coup ?
- Merveilleusement bien et horriblement mal à la fois.

Vincent Van Gogh s'est coupé l'oreille, l'a envoyée a la femme qu'il aimait, et a fini par s'ôter la vie. Malgré une vision artistique si incroyablement novatrice qu'il a fallu des années au monde pour l'apprécier, son oeuvre n'a pas pu le sauver des profondeurs de son esprit torturé. Voilà qui il était.

Il y a des livres que je ne finirai jamais, des jeux auxquels je ne finirai jamais de jouer, des films que j'ai commencé à regarder et dont je ne verrai jamais la fin. Jamais. Parfois, nous sommes concrètement confrontés au jamais et celui-ci nous accable.

La peur de ne pas vivre est l'angoisse profonde, constante, de voir son propre potentiel se décomposer en une irréversible déception quand « ce qui devrait être» est broyé par ce qui est. Parfois, j'en viens à penser que ce serait plus simple de mourir plutôt que d'affronter cela, parce qu'on attache beaucoup plus de valeur à " Ce qui aurait pu arriver » qu'à « ce qui aurait dû arriver ". On place les enfants morts sur un piédestal, alors que les enfants malades mentaux, on les cache sous le tapis.