A force de travail et de courage, il avait gagné un peu d'argent et avait pu élever ses enfants, sortant l'hiver du fournil brûlant pour monter sur sa charrette, avec laquelle il faisait ses tournées, trop mal protégé du froid. je l'ai connu, cette charrette, j'ai même assisté à son dernier départ, le jour ou mon grand-père l'a vendue.
Je me souviens de cette longue semaine de grand froid comme d'une éternité aussi douce que l'édredon de plumes sous lequel je m'enfouissai la nuit, en espérant que l'hiver ne finirait jamais.
L'école est là, à vingt mètres, en remontant vers la droite la rue calme qui joint un peut plus haut le domaine du petit âne. Mais je veux m'arrêter un moment avant d'y entrer, pour parler de la maison qui fait face à la caverne d'Ali Baba : c'est la que mon père est arrivé, venant de Sarlat, comme apprenti, en 1937.
Durant les années qui ont suivies la guerre, j'ai quand même eu le temps de voir fonctionner les anciens moulins -pas moins de trois aux alentours- dont la cour était encombrée de charrettes : celles des paysans qui venaient y faire moudre leur blé.
Pourtant ils étaient nombreux, ces ruisseaux à eaux vives qui courraient vers la Dordogne distante de six kilomètres. Et ils nous attiraient dès que, le petit déjeuner avalé, nous nous retrouvions au foirail pour décider de quoi serait fait notre jeudi.
Ce passé aussi s’est éteint, comme s’éteignent les étoiles au matin d’un nouveau jour, dont on ne sait s’il sera de soleil ou de pluie.
Aujourd'hui, c'est le contraire : un mois ne me fait plus qu'une semaine, car plus j'avance dans la vie et plus le temps me glisse entre les doigts, comme s'il voulait m'indiquer que tout ce qui m'est donné m'est donné de surcroît, que seuls comptent mon enfance et ses étés sans fin.
Elle lui reprochait d’avoir refusé la pension de blessé de guerre. Longtemps, hélas, cette pension refusée fut sujet de discorde entre elle et lui. C’est après la mort de ma grand-mère que, seul avec lui, j’ai osé lui poser la question : pourquoi avoir refusé ce qui était un droit et les aurait aidés à vivre mieux ?
Ce soir là, foudroyé, je me suis senti misérable quand il m’a répondu d’une voix qui a claqué comme une lanière de fouet :
- On ne se fait pas payer pour avoir eu honte d’être un homme.
Comme le disait Saint-Exupéry, je suis « du pays de mon enfance ». Autrement dit, d’un petit village du Quercy, baptisé prosaïquement « Les Quatre-Routes »...Blotti au pied des causses de Martel et de Gramat, il est situé à six kilomètres de la rivière Dordogne qui creuse sa merveilleuse vallée entre leurs falaises à vif. Deux univers, en fait : celui de la pierre et celui de l’eau. Celui de la lumière, aussi, de la verdure et de la beauté primitive du monde des origines, un monde qui aurait pu se passer des hommes. Deux univers romanesques également, puisque mes livres émanent d’eux, et, je l’espère, leur ressemblent. Là, inoubliable et sacrée, veille une enfance éblouissante, dont j’ai eu la chance de ne pas trop m’éloigner, entretenant le feu qu’un temps et un espace magiques ont allumé au fond de moi. Certes, le foyer en brûle plus ou moins bien selon les jours, mais je ne m’y réchauffe jamais sans l’impression d’un bonheur immédiat, tangible, un peu suffocant, tant il est vrai que le temps exaspère la douceur violente des souvenirs.
Certes, savoir la boucle ainsi bouclée m’est d’un grand réconfort, mais j’ai parfois aussi l’impression de ne pas vivre entier : un peu de moi-même est resté tout là-bas, devant les livres bleus, et une voix d’enfant me demande souvent, à l’heure où la nuit tombe, pourquoi je l’ai abandonné. – p.73