Citations sur Les cailloux bleus (15)
Elle eut peur de ce regard douloureux qu'il lui adressa, imagina les pires tourments, les privations, le froid, la mort qui rôde, sans se douter qu'elle était bien en deçà de la vérité. Il demeura silencieux, réfugié dans une sorte d'hostilité qu'elle ne comprit pas et qui lui fit mal. Mais comment eût-il pu dire ce qu'il avait enduré ? Comment raconter les wagons à bestiaux qui l'avaient amené aux frontières, la découverte de la mitraille et des obus, les premiers morts à côté de lui, puis la retraite à longues marches forcées vers Château-Thierry, les noirs taxis qui arrivaient sur la Marne pareils à une colonne de gigantesques fourmis, le début de la contre-attaque française, les plaines aux meules blondes entre les canons, les tranchées, enfin, où il restait trois semaines avant de revenir à la roulante, en réserve, étonné d'être vivant quand ses camarades étaient tombés un à un. Comment expliquer qu'il ne devrait pas être là, mais dans la terre de Champagne, immobile et muet pour toujours ? Comment lui faire entendre le sifflement et l'explosion des obus, le « moulin à café » des mitrailleuses, les plaintes des agonisants, le souffle des mines et des grenades, les couinements des rats écrasés par les pieds ? Étaient-ce là des maux compréhensibles pour une femme comme Philo ? Non ! il s'agissait d'un monde indicible, d'un monde fou, que nul, à l'arrière, ne pourrait jamais imaginer.
« on va m'assassiner » songea-t-il. Un vertige le fit vaciller. Il chancela, revit son père et sa mère dans la métairie, Philomène essayant ses galoches. La salve crépita. Il tomba à genoux sans un cri, glissa en avant la face dans cette terre du nord où poussait des fleurs blanches dont il ne connaissait même pas le nom.
Philomène avait saisi le cadeau d'une main tremblante, comme s'il allait la brûler.
Un livre ! un vrai livre !
Elle n'avait jamais osé demander à sa mère l'argent d'un tel achat, sachant que leurs maigres sous servaient à la nourriture et y suffisaient à peine.
Mais, combien de fois n'avait-elle pas rêvé à un tel trésor pour l'emporter en gardant les brebis ,s'enivrer de mots et d'images...
-- Honoré de Balzac, avait-elle soufflé,
" Le Lys dans la Vallée ".
Elle avait fermé les yeux...
-- Oh ! Etienne, rien ne pouvait me faire plus plaisir !
-- Je l'ai acheté à Marseille. Il est beau , n'est-ce pas ?
Elle allait s'évader...partir comme elle partait alors , certains après-midi d'été, sur le banc de l'école, à l'évocation d'un seul mot.
Or, ce livre en contenait des milliers...
Elle avait embrassé son frère, essuyé une larme avant de se réfugier dans la pénombre du cantou.
Ma philo,
Depuis trois mois, j'ai cru devenir folle. Maintenant j'en suis certaine : j'attends un enfant. Je ne veux pas que ma honte retombe sur vous. Je m'en vais donc aujourd'hui. Dis à la mère qu'un jour peut-être je reviendrai si je parviens à réparer mon déshonneur. Dis-lui que je l'aime et fais en sorte, avec Abel, qu'elle m'oublie.
Après la séparation de l'Eglise et de l'Etat votée en décembre 1905 , il fallait procéder aux inventaires des biens meubles qui seraient confiés à l'association culturelle dont la constitution avait été rendue obligatoire par la loi.
Mais, le pape Pie X avait donné pour instruction au clergé de ne pas l'appliquer et de s'opposer à ces " inventaires scélérats ".
Déjà, fin Février,par un froid de banquise... l'agent de recouvrement envoyé par la préfecture avait dû battre en retraite devant les métayers et les domestiques armés par le maître.
Le curé...avait lu son texte de protestation, vêtu de ses habits sacerdotaux, devant le représentant de l'état français , sous le porche de son église.
La mère paraissait rêveuse et aussi impatiente que sa fille. Elle ne cessait d'aller de la bassine à son ouvrage de couture, de prendre plusieurs fois des mesures et, en même temps, de préparer la soupe de midi. cette journée paraissait ne devoir jamais finir.
La bêtise,la laideur, l'absurdité de la guerre le hantaient. Était-ce lâche de les refuser, N'était-ce pas plutôt faire preuve de sagesse? Qui pouvait s'approprier le droit d'envoyer à la tuerie toute une jeunesse?
Habitués à vivre ensemble, les villageois, quoique divisés, tenaient à cohabiter dans le calme et la sérénité. Ils avaient trop besoin les uns des autres et, dans le fond, s’estimaient. Le maître, lui, n’était pas exempt de reproches. Son intolérance et ses menaces avaient fait franchir à bien des familles un seuil qu’elles ne souhaitaient pas dépasser. Celles-ci ne l’oubliaient pas et commençaient à prendre des distances : après tout, le château n’était pas le village mais un monde à part, dont il convenait sans doute de se méfier sous peine d’être pris dans un engrenage dont tout le monde aurait à souffrir un jour ou l’autre.
Le vent courait entre les maisons et soulevait des volutes de neige qui retombaient lentement dans la clarté superbe du matin.
Un silence de verre étreignait les murs refermés sur les âtres où ronronnaient les flammes précieuses , et le froid vif serrait dans sa poigne de fer les arbres qui éclataient parfois dans une plainte sèche.
Le maître, ravi de montrer ses connaissances puisées dans "La Croix" , se rengorgea. Il avait d'ailleurs l'habitude, usant de sa position de maire et de propriétaire, de parler politique dans les fermes dont les métayers ne pouvaient rien lui refuser, et surtout pas un bulletin de vote.