Il y a longtemps que je n'ai pas senti mon coeur avec cette intensité. Un cristal que le frôlement le plus ténu fait chanter. Le moindre mouvement, la moindre irruption du dehors m'arracheraient un cri ou me briseraient en mille éclats. J 'ai le sentiment de changer lentement de nature chimique. Tout tinte en moi. Des espaces de résonance s'ouvrent, d'autres s'éboulent silencieusement sans que j'ose un geste. La matière qui me compose se transmue. Tout devient d'une indicible transparence.
Elle transfigure tout, la grâce des commencements ! Tout – aussi longtemps du moins que ni la volonté, ni les désirs, ni les espoirs n'y mêlent leurs eaux troubles - aussi longtemps que les amants sont eux-mêmes dans un état de saisissement total et ne tentent ni de toucher ni de retenir cette apparition miraculeuse dont ils sont à la fois témoins et objets
La libération, c'est cette qualité d'attention et d'amour
portée à nous-mêmes, aux autres, aux choses qui l'amènent.
Obstinée, aveugle à tout le reste j'ai traversé la passion.
Je comprends aujourd'hui qu'elle s'apparente à la sainteté ;
école du dénuement, renoncement à tout le reste.
J'ai eu tant de bonheur à être femme! Comment aurais-je douté du caractère divin de la métamorphose qui s'opérait en moi et autour de moi? L'amour transforma mon corps et mon âme. Tout devint d'une telle finesse, d'une telle qualité de résonance! N'étais-je pas, Dieu, ta harpe aux mains d'Abélard? J'appelle le féminin cette musique.
De même qu'on peut détourner les yeux du soleil, se bander les yeux devant lui mais non pas l'éteindre, on peut frapper l'amour d'opprobre mais non réduire sa force. Seuls le rituel d'attente et d'approche, le merveilleux cérémonial dont les cultures se parent et s'honorent à juste titre sont anéantis. Le monde, la société en sont assombris et l'homme réduit à l'état de brute. N'est-ce pas assez de destruction? Mais l'amour reste intact sous les gravats. Sans sa révélation, rien ne m'eût fait lever la tête ni prendre conscience de cette royauté qui est la mienne.
Lentement, ce qui avait été drame et choc devient le quotidien même, ce avec quoi on s'éveille, ce avec quoi on s'endort, ce avec quoi on traverse l'hiver, puis le printemps, puis l'été, puis l'automne, l'hiver encore...Et rien, rien qui n'apporte un apaisement, une conclusion, une culmination. Ce qu'on avait cru ne jamais pouvoir supporter un jour de plus -non, une heure de plus - non, que dis-je, une minute de plus - devient l'habituel, l'immuable. Lentement, l'état de choc se transforme en torpeur - les voix autour de moi ont abandonné ce ton qu'on prend pour les malades, ce ton hésitant, aux angles limés - pour prendre à nouveau un timbre sonore. Il n'y a que moi pour qui rien ne change, moi que chaque nouveau matin blesse, que chaque réveil transperce de sa lumière crue pour me rappeler que je suis morte - mais morte sans la miséricorde de la vraie mort.