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Critique de Heraclitus


Chienne de vie, grand(e) (h)auteur(e)

Hasard d'un service de presse, ce livre pas encore paru trainait sur une pile à la maison. Intrigué par la couverture et une dédicace culottée invitant à le lire dans le plus simple appareil, je l'ai feuilleté et je suis tombé sur ça : "J'écris à propos de mon chien parce que c'est quelque chose qui m'est arrivé dont je ne m'imaginais pas capable. Une aberration, un élan mystérieux, le genre d'accident de parcours qui peut vous transformer en quelqu'un d'autre."

Je me suis reconnu. le chien qui change la vie. J'ai vécu ça.

J'ai dévoré le livre d'une traite, comme mon chien sa gamelle de pâtée. Je vais en offrir à mes ami(e)s les plus cher(e)s. C'est le genre de bouquin qui se partage sans modération.

De cette "Solange", je ne savais rien. C'est une "youtubeuse" aux 40 millions de vues selon la jaquette. Mais elle ne correspond pas à l'idée que je me fais de cette espèce nouvelle - j'avoue, ce monde m'est assez étranger. Pas de tutoriels beauté, pas de couleurs criardes, ni d'humour formaté plus ou moins scato, plutôt une personnalité drôlatique et décalée à la Desproges, débit décortiqué, un peu maniéré à la Luchini, sans trace de l'accent québécois qu'on pourrait attendre d'une native de Montréal. Tantôt femme-enfant narcissique, tantôt passionaria féministe, mais sans spécialité identifiable. Personnage intrigant, qui irrite sûrement autant qu'il peut fasciner.

D'un ton nettement plus grave que sa couverture (et les illustrations qu'il contient) ne le laisse croire, ce livre est une plongée dans l'âme tourmentée d'une enfant du siècle dans laquelle beaucoup d'enfants de ce siècle et du précédent se retrouveront sûrement. Ce n'est donc pas un recueil de pensées humoristiques ou de blagues à deux balles comme il en fleurit dans les kiosques de gare. Découpé en courts chapitres thématiques, le livre dessine le portrait de son auteur et de son rapport au monde, en vis-à-vis de ceux de sa chienne - prénommée Truite, c'est pas banal.

Désarroi, inadaptation à ce monde vide de sens, rapport conflictuels aux parents bienveillants mais qui ne comprennent pas leur progéniture. Solange se décrit sans ciller comme "la jeune fille découvrant qu'elle avait atteint beaucoup trop tôt les limites intellectuelles de ses parents". Ou encore : "J'avais par défaut les goûts de mes parents, qui par malheur n'en avaient pas." L'amour circule pourtant, mais il y a de la friture sur la ligne.

Filiations évidentes comme elles me viennent : Annie Ernaux, Christine Angot, Nelly Arcan, Didier Eribon, Edouard Louis, Fritz Zorn... Tou(te)s ces auteur(e)s qui se sont rebellé(e)s contre leur condition, leur origine sociale - ou même leur langue, dans le cas de Solange - s'y sont découvert(e)s différent(e)s, décalé(e)s, dissonant(e)s, aliéné(e)s.

L'analogie avec la chienne revient comme un leit-motiv, et ça n'a rien d'artificiel : le procédé frappe au contraire par sa pertinence. Qu'il s'agisse de sexe, d'amour(s), de nourriture, de nudité (Solange se revendique naturiste), de rapports sociaux... le contrepoint à poils élève ces carnets intimes à une dimension universelle susceptible de toucher large. Très large même (mon museau flaire un gros succès de librairie).

Solange décrit ses gouffres existentiels, tandis que sa "Truite" ne se pose pas de questions. "Bon an mal an, cette bébête gardera le moral au beau fixe. Ses jours défileront sans bouleversements majeurs, outre la menace des divers soucis de santé qui hantera parfois vos insomnies. Les conflits se résorberont toujours en votre faveur. le chien restera fidèle à lui-même et à vous qui êtes tout pour lui, c'est d'ailleurs sa grande mission sur terre."
Houellebecq ne l'écrirait pas mieux, qui pleure toujours son Clément.

Solange envie la condition canine de sa bâtarde bicolore (race indéterminée, on la voit dans certaines de ses vidéos) chez qui elle détecte dans les plis de son pelage "la classe des carcasses qui laissent dégouliner le temps sur elles [...] du Iggy Pop sans les années ni la défonce". Et cette neutralité du genre : "Elle peut tout ce que peut un mâle. Il n'y a rien dont il faudrait la prémunir du fait de son sexe." Les amoureu(x)ses des chiens y trouveront de quoi régénérer leur passion, des vocations naîtront peut-être chez celles et ceux qui, comme "Anatole" (le compagnon humain de Solange), hésitent à faire le grand saut de l'adoption.

Cette youtubeuse roumano-québécoise, qui s'appelle en réalité Ina Mihalache, se révèle en tout cas une véritable écrivaine.
Sa prose claque au vent comme la grand-voile d'un trimaran. Son français est stylé, cadencé, sobre mais recherché, avec un talent inné pour décocher la phrase qui fait mouche, qui touche juste, sans un mot superflu.
Finalement le seul défaut de ce livre c'est d'être trop court. Il est loin d'épuiser son sujet. On attend donc la saison 2 avec impatience.
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