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Critique de colimasson


Vladimir Sorokine a des goûts culinaires peu orthodoxes – voyez un peu ce menu idéal qu'il imagine pour les habitants de son futur proche, 2068… Au petit-déjeuner : « jus d'érable, porridge de laminaires, beurre de chèvre, pain d'avoine café N, café TW, thé vert » ; pour le déjeuner : « croûtons grillés à a cervelle de bouc, salade d'herbes des prés, bouillon de poule pressée, filet de ragondin aux pousses de bambou, fruits, blub de mûres sauvages » ; pour le dîner : « koumys, soupe wantan, gâteau au fromage de millet » ; et pour le souper : « pulpe de bouleau à la polenta, hydromel au gingembre, eau de source ». Et de préciser, pour nous signaler l'émergence d'échelons d'évaluation individuels dont on comprend peu les objectifs –et qui se retrouvent dans le domaine de l'alimentation comme dans tous les autres aspects les plus anodins de l'existence : « le coefficient de L-harmonie d'un menu pareil est de 52-58 sur l'échelle de Guerachtchenko ». Il s'agit plutôt d'une bonne note, peut-être relevée par ce « clone de dinde aux fourmis rouges », dessert qui provoque chez le narrateur « un accès de nostalgie violette ».


Et le lard bleu, dans tout ça ? Une croquette parmi tant d'autres dans la procession de ces menus d'une autre époque ? C'est qu'il ne faudrait pas tout confondre… Non seulement, le lard bleu est aux habitants du futur ce que la truffe noire est pour nous aujourd'hui, mais il fait l'objet d'une convoitise et d'une dangerosité qui le placent à l'égal de notre bombe atomique. le lard bleu est produit par des scientifiques dans une enceinte close et strictement surveillée. La chimie s'élève au rang du clonage. Que ses détracteurs se rassurent : en 2068, la technique semble encore loin d'être au point et les essais pour obtenir un clone convenable doivent fréquemment se renouveler, sans jamais que la perfection ne soit atteinte. Par le biais des lettres que le narrateur, Boris, envoie à son amant (son « lourd garçon », sa « tendre salope », son « top-direct divin et abject ») dans un néo-russe ponctué de chinois, à la fois vulgaire, technique et propice aux effusions sentimentales, nous découvrons peu à peu l'avancée des travaux d'obtention du lard bleu. Et d'apparaître dans une étrange procession, moitié figures auréolées de gloire, moitié monstres avilis, les plus grands écrivains russes des siècles derniers… Ici, on les nomme « objets » et ils portent la dénomination de Tolstoï-4, Tchekov-3, Nabokov-7, Pasternak-1, Dostoïevski-2, Akhmatova-2 et Platonov-3. Pasternak-1, obtenu du premier coup, est de loin la réalisation la plus prometteuse, et pourtant, on ne l'imaginait pas de la sorte : « la similitude avec un lémurien est saisissante : une petite tête recouverte de duvet blanc, un minuscule visage ridé aux yeux roses immenses, de longs bras qui descendent jusqu'aux genoux, de petites jambes ».


Le lard bleu s'écoulera du corps de ces clones d'écrivains lorsque les scientifiques les soumettront à une traite impitoyables : écrivez, chiens ! et le lard bleu goutte douloureusement de leur organisme forcé à l'écriture. La production littéraire, soumise à l'exercice scientifique, devient une torture à nulle autre égale. Les écrivains, que l'on aurait pu croire enclins à l'exercice, semblent lutter corps et âmes dans la production de textes pourtant courts, que Boris livre en complément des lettres qu'il adresse à son amant. Vladimir Sorokine se livre alors à des jeux de réécriture à la fois brillants et terrifiants. Reprenant le genre de prédilection de chaque auteur et s'emparant des caractéristiques de son écriture, il lance l'illusion au point de nous faire croire que nous allons retrouver un brin de lecture digne du grand siècle de la littérature russe –et qu'est-ce que l'on espérerait cette pause salutaire après s'être tapé des pages d'un néo-russe sans âme et pas toujours compréhensible ! Mais on découvrira rapidement que même la littérature est sapée et des vers de dégénérescence se glissent dans ce qu'on avait imaginé être la résurgence d'une littérature noble et puissante. le futur de 2068 s'inscrit ici encore et fait frémir –à la manière de la novlangue du 1984 d'Orwell.


« Dostoïevski-2
Le comte Réchetovski

[…] Ce fut très précisément cette impression que produisit sur les quelques badauds présents l'apparition de Kostomarov et de Voskressenski ; deux simples passants, un étudiant et une dame d'un certain âge s'arrêtèrent comme bornes fichées en terre, des bornes, oui, des bornes bornes n'est-ce pas, des bornes de verstes, et, saisis d'une émotion qu'ils ne parvenaient pas à contenir, ils suivirent du regard ce couple étonnant jusqu'à ce qu'il eût atteint l'entrée. Cet hôtel particulier de deux étages appartenait au comte Dmitri Alexandrovitch Réchetovski et était l'une de ces maisons remarquables en son genre vers lesquelles, les mardis ou les jeudis –telles des abeilles qui rejoignent leur ruche, oui, telles de laborieuses petites abeilles dégourdies qui retournent à leur ruche solidement fabriquée, bien que les constructions des ruches soient des plus diverses, certaines en forme de cloche ou de cylindre, d'autres dans un tronc d'arbre évidé ou en terre cuite-, prend la peine de se diriger la bonne société pétersbourgeoise. »


Bon gré, mal gré, deux kilos de lard bleu réussissent à être produits et alors que les scientifiques célèbrent leur victoire, un commando s'infiltre dans leur base scientifique et vient leur racler la mise. Se réfugiant dans une mine désaffectée, ils envoient le lard bleu en 1954 par le biais d'une machine à remonter le temps…


Ah ! 1954… Fini le néo-russe fatigant et lassant ! La narration redevient plus classique sans céder toutefois à sa pornographie et à son exubérance de chaque phrase.
La mallette de lard russe et ses représentants du commando font irruption en plein milieu d'une représentation théâtrale. Les spectateurs se prennent de terreur. Qu'on les rassure : rien de grave ne se produira. Il faut seulement prévenir Staline le plus rapidement possible. Staline, en 1954 ? Première surprise… les autres ne tarderont pas à se succéder… on découvrira que celui-ci s'est partagé l'Europe avec Hitler, que Londres a été rasée par une bombe atomique (puisqu'on en parlait) et que les Etats-Unis sont responsables de la Shoah.


Vladimir Sorokine ne nous épargne rien et nous coupe de toute valeur sûre. Croyait-on pouvoir faire confiance à la grande littérature russe ? Il nous l'avilit en deux coups de plume. Croyait-on pouvoir se reposer confortablement, de retour dans le territoire connu de 1954 ? Il bouleverse tous nos points de repère et fait surgir la description d'une société dégénérée où le meurtre, le viol, la débauche sexuelle et le sadomasochisme semblent être les oripeaux de la normalité. La religion en prend pour son grade, autant que le fanatisme politique, dans des parodies de discours dont la vulgarité fait ressortir toute l'invraisemblance et tout le ridicule :


« Mes frères ! Par trois fois devant vos yeux, je viens d'émettre ma semence dans la Terre de la Sibérie orientale, dans cette Terre sur le corps de laquelle nous vivons, nous dormons, nous mangeons, nous chions et pissons. Notre Terre n'est ni tendre ni friable, elle est rude, froide et rocailleuse, et elle ne se laisse pas pénétrer par n'importe quelle bite. C'est pourquoi nous sommes peu nombreux désormais, et les faiblards de la bite se sont enfuis jusque dans les terres chaudes et accessibles à tous. Notre Terre est peut-être rocailleuse, mais l'amour la rend forte : celui qui y a introduit sa bite est à jamais repu de son amour, et jamais elle ne l'oubliera ni ne le laissera partir. »



Telle est la définition de l'élitisme dans cette Terre uchronique de 1954. Les grandes figures politiques en prennent elles aussi pour leur grade. Staline, Hitler, Himmler, Khrouchtchev deviennent de petits bonhommes obnubilés par la sauterie et les grands cocktails. Lorsqu'ils parlent du sort du monde, ils le font avec le détachement d'enfants racontant leurs dernières constructions Playmobil. Pour eux, le morceau de glace contenant le lard bleu, en provenance du futur, n'est qu'une pièce de collection rare parmi toutes leurs autres briques de construction. Mais de sauterie en séances de flagellation, l'attrait pour l'objet du futur s'accroît et la convoitise devient frénésie voire folie dans un déchaînement des pulsions égoïstes et des envies de domination. Cette dernière partie est baroque, folle furieuse, en aucun cas convenue : Vladimir Sorokine n'éprouve aucun effort à faire se succéder les pires perversités de son imagination, là où d'autres écrivains n'auraient réussi à produire que du ridicule et de l'invraisemblable.


Ce Lard bleu est si hénaurme qu'on se demande pourquoi il a provoqué un tollé de réactions désapprobatrices. le plus étonnant reste la poursuite en justice du gouvernement de Poutine pour la « pornographie » du roman : les grands pontes se seraient-ils reconnus dans les scènes de débauche extrême entre gouvernants politiques, où la plus réussie reste celle mettant en scène Staline et Khrouchtchev se livrant aux jeux du sadomasochisme ? …


« La langue du comte toucha prudemment le bout du gland et se mit à écarter le méat.
« Mais…non…Ne jouis pas ! Ne jouis pas pour moi ! » disait Staline, les yeux révulsés.
Khrouchtchev serra très fort les couilles du Guide, qui s'étaient rassemblées.
« Que ça ne jaillisse pas…oh-oh-oh… Donne-moi un ordre ! Un ordre, comme autrefois ! Mais avec tendresse ! Avec tendresse quand même !
- Offre-moi ton petit derrière, mon délicieux garçon ! » lui ordonna amoureusement Khrouchtchev qui continuait de tenir avec ténacité Staline par les couilles.
Staline se tourna sur le ventre en sanglotant :
« le petit garçon a peur… Fais-lui un bisou sur son petit dos…
- Nous allons faire un bisou sur le petit dos du petit garçon… » »


La censure est parlante…
Lien : http://colimasson.over-blog...
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