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Critique de JustAWord


Drôle d'histoire que celle d'Anatèm. Oeuvre-monstre de l'écrivain américain Neal Stephenson, ce roman de près de 930 pages en version originale fut un temps envisagé chez Bragelonne après leur réédition du cultissime le Samouraï Virtuel (ou Snow Crash pour les intimes). Bien vite échaudé par l'ampleur de la tâche, l'éditeur français jette l'éponge et il faut attendre la naissance d'Albin Michel Imaginaire pour que Gilles Dumay nous offre une publication en deux tomes. Auteur majeur du genre, Neal Stephenson n'est pas seulement l'un des pères du post-cyberpunk, c'est aussi l'un des écrivains de science-fiction les plus ambitieux de ces dernières années, la preuve avec son monumental Baroque Cycle où il retrace l'histoire secrète de la science du XVIIe siècle ou son Cryptonomicon qui mélange cryptographie, Seconde Guerre mondiale et paradis virtuel. Pour Albin Michel Imaginaire, Anatèm apparaît comme un défi. Contrairement à l'addictif et accessible American Elsewhere de Robert Jackson Bennett ou à la Big Commercial Fantasy du Mage de Bataille de Peter Flannery, Anatèm s'adresse d'abord aux aficionados du genre. Auréolé du prix Locus et fort de son succès Outre-Atlantique (numéro un des ventes du New York Times quand même), cet arlésienne de la science-fiction peut-elle surprendre le public français ?

Arbre par la face Nord
Tout d'abord, rassurez-vous, Jacques Collin va bien. le traducteur d'Anatèm accomplit ici un travail remarquable, autant sur le fond que sur la forme. En effet, Neal Stephenson nous emporte d'un monde par-delà l'espace et le temps avec Arbre. Pour se faire, il va utiliser une foultitude de néologismes et autres concepts sortis tout droit de son exubérant cerveau postcyberpunk. Si vous pensiez que l'on allait vous prendre par la main pour vous faire visiter Arbre, vous qui entrez ici, abandonnez tout espoir…ou presque ! Non, Anatèm n'est pas un roman impossible à traduire (la preuve) et encore moins à lire. Pour l'appréhender, voyez les premières pages comme un mur d'escalade. Pour nous aider à le surmonter et à comprendre son univers, Stephenson conserve un certain nombre de mots et concepts familiers tout en intercalant des définitions de ses néologismes à la façon d'un dictionnaire. Ainsi, le lecteur peut s'accrocher de page en page et parvenir progressivement à assembler les pièces du puzzle afin de comprendre ce qu'il se passe là-dedans.
Pour résumer (et pour ceux qui n'aiment pas tant que ça le piolet et le baudrier), Anatèm explore une concente (comprendre un monastère) où sont regroupés des moines appelés fraa (frères) et soor (soeurs) qui, en lieu et place d'une religion déiste, philosophent, théorisent et réfléchissent sur des concepts scientifiques théoriques et praxiques (qui fait appel aux praxies donc). Parmi eux, fraa Erasmas, notre narrateur, qui appartient à l'ordre des dixies, c'est à dire ceux qui ont fait voeu de rester cloîtrer dans la concente de Saunt-Edhar pour dix ans et donc, de n'avoir de contact avec le monde extérieur (ou saeculier) que lors de l'aperte décennale (aperture = ouverture). Vous imaginez donc bien qu'il existe aussi des unitariens, des séculiers et des millénariens… qui n'ont aussi de contact entre eux que lors des apertes respectives de leurs ordres. À la veille de l'ouverture des portes pour les dixies et les unitariens, fraa Erasmas s'interroge sur son devenir au sein de la concente qu'il n'a rejoint que quelques années plus tôt. Confronté aux extra-muros (ceux qui vivent donc à l'extérieur de la concente), il va également devoir composer avec l'apparition d'un étrange phénomène dans le ciel d'Arbre, phénomène qui va venir bouleverser son existence et celle de toute la planète.

La science et la philosophie pour religion
Pour renverser les perspectives, Neal Stephenson imagine un monde où la science et la philosophie sont devenues une sorte de religion où les divers théoriciens ont été élevés au rang de saunt (ou saint). de là, Anatèm inverse notre perception traditionnelle des choses tout en jouant sur ce que nous connaissons déjà. Fraa Erasmas et ses coreligionnaires ne sont rien d'autres que des ersatz de moines et autres ermites voués à la vénération d'une puissance supérieure. Sauf que cette fois, ces communautés isolées aux règles très strictes (formant la Discipline) sont une sorte d'utopie dans le sens où elle conserve le savoir à travers les millénaires. Si l'on apprend rapidement qu'un cataclysme a secoué Arbre — Les événements horrifiques — on comprend surtout que les différentes concentes sont comme autant de moustiques pris dans l'ambre. Témoignage du passé mais aussi véritable mine de savoir, le lieu de vie d'Erasmas s'avère un chef d'oeuvre d'architecture fascinant où l'on se perd avec joie. Non content de poser les bases d'un univers foisonnant, Stephenson arrose rapidement le lecteur de théories et de réflexions philosophiques où l'histoire d'Arbre ainsi que ses mythes et légendes se dévoilent petit à petit. On y (re)découvre des choses comme le Paradoxe de Fermi, le Rasoir d'Ockham ou encore le Mythe de la Caverne. Traversé par divers courants philosophiques revus et corrigés, Anatèm devient vite un passionnant récit d'apprentissage où Fraa Erasmas mûrit par ses réflexions et errements avec le lecteur lui-même, autant sur le plan humain que sur le plan philosophique. le lecteur se passionne rapidement pour les abstractions utilisées par les Fraas dans le but d'élucider le mystère qui vient rapidement bouffer le récit : quelque chose vient d'arriver dans le Ciel et personne ne sait vraiment de quoi il s'agit…!!

Des religions et des hommes
Même lorsqu'il flirte avec le thriller et le récit d'aventure (voir le road-movie), Anatèm n'oublie jamais de s'épancher sur son background d'une richesse proprement ahurissante. Quand Neal Stephenson quitte son monastère, c'est pour mieux enrichir son univers. Nous sommes en effet en 3689 après la Reconstitution et le monde semble toujours convalescent. Ici ou là, le lecteur attentif remarquera une ville envahie par la végétation, symptôme évident de sa décadence, ou des ruines marquant le tombeau d'une immense cité désormais oubliée. Au dehors, Fraa Erasmas explore un univers où les hommes ont régressé et où les religions, les vraies, les déistes, se sont scindées encore et encore. Comme si l'imbroglio des maths ne nous suffisait pas ! le résultat, toujours plus dense, permet de bâtir quelque chose de passionnant. On est sans cesse happé par l'ambition démesurée de Stephenson et par la richesse perpétuelle de son récit où les visions marquantes ne manquent jamais. le rapport entre religieux et philosophes (à travers les multiples iconographies des mathiques) ne manque pas d'interpeller et d'offrir une réflexion truculente sur la place de l'immatériel et du divin, du perpétuel et du changement. Un changement qui sera le maître-mot pour fraa Erasmas bien vite obligé de sortir de son isolement pour se confronter aux autres. Avec un humour pince sans-rire omniprésent, Neal Stephenson nous balade jusqu'au pôle, nous livre sa propre version des Mille et Une Nuits revue et corrigée pour l'occasion, fait intervenir des moines Shaolin avant de nous renvoyer dans l'espace pour suivre le mystère qui semble sur le point de bouleverser Arbre à jamais. Forcément, la fin de ce premier tome laisse orphelin. Heureusement, la suite arrive bientôt.

C'est un ouvrage mémorable que nous offre Albin Michel Imaginaire et Jacques Collin avec Anatèm. D'une extraordinaire densité, le roman fascine dès la première page et ne lâche jamais son lecteur. À la manière d'un Too Like the Lightning, le chef d'oeuvre d'Ada Palmer, le livre de Neal Stephenson philosophe et se réinvente sans jamais oublier ses personnages et ses enjeux en cours de route.
S'engager dans les Ordres n'aura jamais été aussi tentant…
Lien : https://justaword.fr/anat%C3..
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