Le Grand Prix de l'Imaginaire, millésime 2023, a récompensé Ada Palmer pour son cycle de « Terra Ignota », composé des romans Trop semblable à l'éclair, Sept Redditions, La Volonté de se battre, L'Alphabet des Créateurs et Peut-être les étoiles (tous traduits avec maestria par Michelle Charrier). À l'occasion de la remise du prix en mai 2023 lors du festival Étonnants Voyageurs, l'autrice a préparé une vidéo de remerciements, que voici !
https://www.belial.fr/cycle/terra-ignota
https://gpi.noosfere.org/gpi-2023-2/
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Permettez-moi de clarifier les choses. J’ai une opinion, mais elle n’est pas fermement établie. Je suis conscient de ne rien savoir en réalité de la vie d’immuable. J’ai une réaction viscérale, en cela qu’il me semble affreux de passer son enfance totalement relié à un ordinateur, sans jamais jouer avec d’autres enfants ou voir le soleil réel, mais je sais aussi qu’il circule beaucoup de propagande sur les immuables, et je ne suis même pas sûr de la véracité de ces clichés. Je veux me former une opinion en apprenant à vous connaître. J’ai déjà côtoyé d’autres genres d’immuables, brièvement, un rapide et compteur, qui m’ont tous deux affirmé être très heureux. J’ai davantage de respect pour leur opinion que pour la mienne, car je sais parfaitement que je ne sais rien.
Les civilisations d'antan, orientales ou occidentales, avaient conscience du souffle de pouvoir que confère le droit de tuer. C'était ce qui faisait de l'épée et du faisceau des signes de domination, ce qui plaçait le seigneur au dessus du paysan, l'homme au dessus de la femme, le magistrat au dessus du requérant. Nos siècles de paix ont perfectionné à tel point la force non létale que la police même se satisfait d'oeuvrer sans disposer du droit de tuer, mais nous ne sommes pas idiots. A ceux qui protègent la communauté dans son ensemble, aux gardes entourant le laboratoire de virologie d'Olenek ou le Sanctum Sanctorum et à Ockham, ici présent, nous accordons pour veiller sur des millions de vies "tous les moyens nécessaires", couteau, branche et jusqu'à cet outil meurtrier qu'est le poing.
Ce n’est pas le pouvoir qui corrompt, mais la croyance qu’il vous appartient.
Dites-moi, lecteur, avez-vous jamais été témoin d’une mort ? Lorsqu’elle arrive lentement – à cause d’un saignement, par exemple – ce n’est pas tant un instant qu’un étirement d’ambiguïté. Après une expiration, on attend, incertain, l’inspiration suivante : était-ce le dernier souffle ? Va-t-il y en avoir un autre ? Deux autres ? Va-t-on assister à un ultime tressaillement ? Les joues mettent si longtemps à se relâcher, la puanteur des entrailles détendues à s’échapper des vêtements, qu’on ne saurait être certain d’avoir assisté à la visite de la Mort avant que l’instant n’en soit passé, et bien passé.
Sa voix indulgente évoquait celle d'un roi qui, ayant abdiqué, se réjouit que ses mots aient cessé d'être des ordres pour redevenir des mots.
A mon avis, l'artisan d'autrefois considérait chacune de ses créations comme une capsule d'immortalité : à partir du moment où l'avenir voyait l'oeuvre et connaissait le nom de l'auteur, il était immortel. Il a fallu qu'arrive l'époque du travail laborieux, où chacun attend la récréation avec impatience, pour qu'arrive aussi une production de masse dégénérée et des maisons ennuyeuses. Ceux qui ont réalisé la façade de Madame se sont dotés d'une immortalité respectable.
De même que, quand il se brûle, le tendre doigt se retire par réflexe, car les nerfs locaux en prennent le contrôle dans l'urgence, mais le cerveau reste nécessaire au jugement postérieur - Qu'est-ce qui m'a fait mal ? Comment l'empêcher de me refaire mal à l'avenir ? -, ainsi les officiers du front doivent-ils être libres d'agir à la hâte, mais ils ont besoin que le quartier général observe, juge, signale la fin de la bataille.
Nulle nation, si puissante soit-elle, ne peut se prévaloir de la grandeur dès lors qu'elle impose sa tyrannie à ses citoyens _ pire, à ceux qu'elle qualifie de citoyens sans les avoir fait jouir de sa protection ni des produits de sa terre mais parce que leurs grands-parents son nés par hasard au sein de la tache de couleur qu'elle considère comme sienne sur une carte.
Une symbiose extraordinaire unit tyrans et assassins. Ces derniers font toujours des méchants méprisables (quand nous exerçons une bonne influence, c'est par de mauvais moyens que nous atteignons une bonne fin), jusqu'à ce que se lèvent les tyrans. Les assassins deviennent brusquement des héros, des remparts ; nous seuls avons soudain le pouvoir de sauver le monde sans une révolution et les destructions qu'elle apporte. Vous admettez que vous avez besoin de nous. Mais entre deux tyrans vous oubliez que nous serons là, prêts à agir quand vous voudrez de nous, que si nous avons été là, prêts à agir en permanence. Vous avez honte de disposer chez vous d'une telle arme, mais il faut bien que quelqu'un en dispose, ou elle ne sera pas là quand le grand méchant loup viendra souffler et souffler.
Pensez plutôt à Vivien Ancelet, étudiant les données comme un médecin tend l'oreille au souffle d'un enfant ou examine une échographie et voit une catastrophe où d'autres ne voient que des tâches. Ses poings se serrèrent, les tendons bien visibles. S'il vous est impossible de concevoir que les chiffres puissent exercer un tel pouvoir sur un être humain, imaginez plutôt l'un de ses homologues historiques : vous êtes le tuteur qui a senti chez le jeune Caligula quelque chose d'étrange ; l'indigène qui distingue à l'horizon une deuxième voile blanche, derrière la première ; le chien qui perçoit les frémissements de tsunami prêt à s'abattre sur la Crète et à éliminer le peuple minoen, mais conscient que personne ne lui prêtera attention, même s'il aboie.