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Critique de Lulu_Off_The_Bridge


Roman culte, dit la rumeur. Cela pourrait être une séquelle un peu sombre du cercle des poètes disparus, vibrante jeunesse et heurt de classes sociales, Homère plutôt que Whitman, destin tragique and so on. Cela pourrait être un nième whodunnit, avec un pauvre hère en trench coat qui tenterait de retrouver le coupable à coup de judicieuses déductions et de citations de sa femme. Ou une petite vieille qui écrit des romans policiers pour maison de retraite.
Ce n'est pas du tout cela.
Ce n'est pas non plus un « roman d'aventure », comme l'affirme la 4e de couverture. Ou alors il faut entendre « aventure » au sens « il se passe des trucs ». Auquel cas il y a un sacré nombre de romans d'aventure en circulation.
À l'inverse, le Maître des illusions pourrait aussi se glisser dans la mouvance jeunesse d'élite dépravée, ambiance Les Lois de l'attraction – le roman est par ailleurs dédié à Bret Easton Ellis avec lequel l'auteur a batifolé pendant ses années de fac.
Mais ce n'est pas cela non plus.
De quoi s'agit-il au fond ? Cinq personnages, sûrs d'eux comme on peut l'être à vingt ans, pas forcément sympathiques, pas forcément originaux, s'avancent d'un pas volontaire vers des évènements catastrophiques. Épris (pétris) de culture classique, subjugués par un enseignant aussi charismatique que lisse et distant, quatre d'entre eux décident une nuit de se livrer à une bacchanale. D'expérimenter les limites de la conscience, plus par intérêt scientifique que par envie de s'envoyer en l'air dans les bosquets même si cela termine quand même en frénésie sexuelle et psychotropée. Un homme est tué. Brutalement battu à mort, le crâne explosé à mains nues. Personne n'a rien vu, ce pourrait être un accident, ils pourraient s'en tirer en gardant profil bas. Mais cet équilibre de paille s'effondre quand Bunny, le dilettante du groupe, le pique-assiette qui vit aux basques de ses richissimes amis tout en fustigeant les pauvres, celui précisément tenu à l'écart de la cérémonie, comprend ce qu'il s'est passé et commence à faire peser une pression insupportable sur le groupe. Et malgré l'aspect complètement convenu de l'intrigue, on adhère. Parce qu'il ne s'agit pas de raconter les conséquences d'un meurtre, puis de deux meurtres, mais de suivre la lente progression d'un groupe soudé par leur conscience d'être à part, au-dessus, plus éveillés que leurs congénères, vers l'éclatement, le soupçon, la déception pour certains, la mort pour d'autres, réelles ou métaphoriques. Ils cherchaient l'éveil de la conscience, ils ont trouvé un monde et des dieux enfuis.
Et cette progression est menée de main de maître, de façon subtile et cruelle. Sous l'oeil néophyte de Richard, les personnages apparaissent tout d'abord glacés dans leur perfection : Bunny, le bon vivant un peu idiot mais sympathique, Charles et Camilla (ce choix de prénoms...), les jumeaux à l'air angélique, Francis le dandy et surtout Henry, l'intellectuel autodidacte, aussi brillant qu'étrange. Chacun dans leur petite niche, difficile de les apprécier et donc de se passionner pour leur sort. Mais ils chutent du piédestal, quand sont révélés les travers – égoïsme, inceste, alcoolisme, lâcheté –, ils s'humanisent et on quitte l'exercice de style un peu froid pour entrer dans le tragique. Étrange processus par lequel un personnage devient aimable en se vautrant dans le sale et le pathétique. Sans pour autant faire du Maître des illusions un roman de Bukowski, s'entend. Non, les apparences restent sauves et tout le monde gentiment policé. Mais quelque chose a volé en éclat et c'est irréparable. Au fur et à mesure que les choses s'enveniment, l'univers et ses personnages qui semblaient coupés du monde, flottant dans une sorte d'intemporel romanesque (j'ai eu du mal à dater ces évènements, années 50, 60, 70 ?) s'actualisent, des références contemporaines à l'écriture (le début des années 90) affleurent et ancrent le récit de façon permanente, le dramatisent. J'ai bien conscience du caractère ultra classique/convenu/rebattu de ce que j'explique. Donna Tartt n'invente rien, elle se fond complètement dans des modèles hérités, dans une tradition littéraire, ayant bien appris que le véritable ressort du roman reste le personnage, ses vibrations intérieures, le puits sans fond de sa psyché dont procède l'action. Mais elle le fait bien. À noter la scène d'anthologie de l'enterrement de Bunny (non, ceci n'est pas un spoiler : on apprend la mort de Bunny à la deuxième ligne, d'où l'impression de tragédie même si c'est poussé un peu loin la définition), tout en malaise et dysfonctionnements familiaux, doublé d'une analyse sociologique féroce.
Le seul défaut de cette parfaite entreprise reste le rapport à l'Antique. La bacchanale n'est dionysiaque que de nom, par son attirail mais sans affronter le fond de la question. L'analogie Julian/Dionysos est surfaite et peu convaincante. Je suppose que l'auteur voulait sous-tendre son propos par un balancement (attendu) entre apollinien et dionysiaque, pas tant antique que nietzschéen, il me semble, et surtout réduit à l'opposition ordre/chaos. Je n'y connais pas grand-chose, en culture grecque comme en esthétique nietzschéenne, donc je ne vais pas pousser plus avant la réflexion et me contenter de dire que, même pour mon oeil barbare, tout cela fait un peu plâtre. Un peu décoratif. Sans doute qu'un véritable travail de fond sur ces notions classiques aurait calcifié la matière du roman, le rendant plus ardu, d'une part, et moins attrayant de façon générale.

Lien : http://luluoffthebridge.blog..
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