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Critique de leboncoinlecture


Marie-Eve Thérenty introduit son étude ainsi dans son avant-propos : « En tant qu'historienne de la presse, j'ai été moins effarée par le faible nombre de femmes présentes dans les colonnes serrées du journal avant la Seconde Guerre mondiale que par la manière dont l'histoire de la presse les avait complètement effacées alors même qu'elles étaient parfois, malgré leur faible nombre, à l'origine de pratiques, de postures et de poétiques innovantes, peut-être pensées sous la contrainte du genre, mais finalement souvent adoptées et prolongées ensuite par l'ensemble de la profession. Que Delphine de Girardin, la créatrice de la chronique parisienne ou Séverine, recherchée par toutes les rédactions des quotidiens à la Belle Epoque, n'aient pas leur place attitrée dans le Panthéon des journalistes exactement comme Emile Zola ou Albert Londres m'a semblé plus que curieux : injuste. J'ai réalisé cette enquête pour proposer une autre histoire de la presse, complémentaire de l'histoire traditionnelle. »

Parfait résumé qui pourtant ne laisse pas deviner à quel point l'histoire et la place des femmes journalistes dans la presse depuis le XIXème siècle a été riche.
Elle a par exemple été fondamentale pour l'équilibre financier de nombreux titres au XIXème siècle : les revues de modes et de produits écrites par des femmes constituaient de la publicité qui permettait déjà la subsistance des organes de presse.
Leur place ne peut être négligeable puisque des hommes même signaient sous des pseudonymes féminins pour introduire certaines rubriques indispensables à tout journal – reproduisant ainsi une écriture genrée et des stéréotypes misogynes ; cette partie sur les « chaussettes roses » (en opposition aux « Bas-bleus », tel qu'étaient nommées les femmes écrivaines) aurait largement mérité de figurer dans le récent « Féminin / masculin dans la presse du XIXe siècle », articles rassemblés sous la direction de Christine Planté et de Marie-Eve Thérenty.

L'étude est globalement chronologique et s'attache à dresser le profil de ces femmes journalistes. On constate qu'il évolue assez logiquement avec les grandes étapes de l'Histoire mais aussi grâce à de fortes personnalités.
J'ai trouvé tout à fait pertinent le choix de figures féminines de l'histoire littéraire pour présenter les modèles d'écrivaines : les Pénélope (qui écrivent de leur intérieur, sur des événements mondains, faisant mine de s'intéresser à des futilités et de rester quelque peu éloignées de l'actualité), les Cassandre (qui prédisent les catastrophes sans qu'on les croit), les Bradamante (combattantes du quotidien, qui se frottent à la réalité, vont sur le terrain), les Amazones (des aventurières indépendantes), les Sappho (rédactrices professionnelles, comme la première poétesse connue et reconnue du monde antique), les Dalila (les grandes « reporteresses » qui « soutirent » des secrets - surtout grâce à un patient travail d'observation, des connaissances ancrées, une certaine diplomatie et une grande audace me semble-t-il).

J'ai été et je reste admirative de la force de caractère et de l'astuce de ces femmes qui ont su se faire un trou dans ce milieu, possédant bien souvent un bagage culturel plus important que celui des hommes (parlant plusieurs langues, ayant étudié à l'étranger, connaissant les milieux diplomatiques grâce à leur famille proche de ces univers ou du journalisme), devant jongler avec les bienséances, le qu'en dira-t-on, les attendus pesant sur les femmes etc., mais également exploitant des particularités dites féminines pour proposer un regard neuf (ex : l'intérêt pour les enfants, les gens du peuple, les soucis du quotidien). Par exemple, les femmes ayant participé au quotidien « la Fronde » au personnel 100 % féminin ont démontré que les femmes pouvaient traiter les sujets avec autant de sérieux et de maitrise que les hommes, d'où son surnom de « le Temps en jupon », et ont ainsi quelque peu normalisé la présence de femmes dans les rédactions, même si leurs missions sont restées encore un temps certain cantonnées à des genres bien spécifiques.
J'ai découvert Marie d'Agoult, que je ne connaissais qu'en tant que compagne de Frantz Liszt, en pionnière (parmi une poignée) de femmes journalistes politiques, elle proclamait une objectivité sans faille du fait de son désintéressement, n'ayant aucun droit politique légal.
J'ai été éberluée par l'ingéniosité de Louise Weiss qui parvient à obtenir des témoignages du front pendant la Première guerre mondiale, par Geneviève Tabouis dont les révélations influencent la politique française à la veille de la Seconde guerre mondiale, elle est même citée par un Hitler mécontent, tout comme Juliette Adam l'avait été par Bismarck.

Au-delà de l'histoire des femmes journalistes, cet ouvrage m'a permis d'en apprendre plus sur le journalisme en général.
J'étais consciente de la part alimentaire que constituait ce métier pour les hommes écrivains (Balzac, Zola, Gautier etc.), elle existe également pour les femmes, écrivaines ou non, dès le XIXème siècle.
J'ai été surprise d'apprendre que le reportage en immersion, que j'ai découvert il y a un certain nombre d'années avec « Dans la peau d'un noir » de J.H. Griffin (ce journaliste américain blanc se grime en homme noir pour en expérimenter le quotidien, parution en 1961), puis « le Quai de Ouistreham » de Florence Aubenas (2010) et « le Peuple d'en-bas » de Jack London (1902) est apparu en Grande Bretagne dans les années 1860. L'autrice évoque Nelly Bly (1864-1922), journaliste américaine pionnière d'enquêtes infiltrées, et nous fait découvrir des journalistes françaises ayant adopté ses méthodes.
Pour avoir lu quelques articles ou enquêtes d'Albert Londres notamment, j'ai pu constater la part littéraire importante qui pouvait être donnée dans l'écriture journalistique de la première moitié du XXème siècle, ce qui me pose toujours question quant à l'objectivité vis-à-vis des faits. Il s'avère qu'il s'agissait d'une mode avant la Seconde guerre mondiale, qui pouvait aller jusqu'à la fictionnalisation réelle du propos – pour faire vendre (inventer ou exagérer les dangers encourus par exemple). Après réflexion sur certaines de mes lectures anciennes (notamment de Florence Aubenas) et récentes (par exemple « La putain du califat » de Sara Daniel), je constate que cette dimension est revenue, de façon plus ou moins forte selon les auteur.es – et la question de la part fiction / documentaire, pour moi, demeure.
Une nouvelle fois, j'ai été outrée de l'invisibilisation dont les femmes ont été victimes ces deux derniers siècles. Tout le monde aujourd'hui a entendu parlé d'Albert Londres, mais qui connaît Andrée Viollis, qui pourtant opérait à la même époque, les deux se connaissant et respectant mutuellement leur travail, cette dernière ayant par exemple interviewé Gandhi, ayant effectué des grands-reportages dans la Tunisie et l'Indochine colonisées - statut contre lequel elle s'est élevée -, dans l'Afghanistan en pleine guerre civile, dans le Japon d'avant Seconde guerre mondiale etc. ?

Bref, cet ouvrage est une mine d'or pour qui veut en apprendre davantage sur l'histoire des femmes et sur le journalisme. Je ne peux que vous le recommander, d'autant que le propos est clair et fluide, parfaitement découpé en parties équilibrées identifiées par des titres et sous-titres, et agrémenté de citations d'époque tout à fait éclairantes – mon seul petit regret serait qu'elles portent davantage sur le travail et la posture de journaliste que sur le contenu des enquêtes et articles, mais rien d'étonnant au vu du projet de l'autrice.
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