AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
>

Critique de NMTB


NMTB
20 décembre 2014
J'ai lu une version datant de 1918, abondamment restructurée par le traducteur. Celui-ci allant même jusqu'à supprimer sans vergogne certains passages qui ne lui plaisaient pas. Bref… Tolstoï a été un très grand artiste. En tout cas selon sa propre conception, car à la question « Qu'est-ce que l'art ? » sa réponse est : « L'art est le moyen de transmission des sentiments parmi les hommes ». Et il est vrai, que peu de romanciers ont rendu aussi bien la complexité des sentiments qui peuvent animer un être humain. Dans La guerre et la paix et Anna Karénine, Tolstoï s'évertue à peindre ses personnages dans toute leur ambiguïté. Jamais il ne tombe dans la caricature. Pour ne prendre que l'exemple de la célèbre Anna Karénine ; comment la définir ? Est-elle tendre, passionnée, égoïste, amoureuse, manipulatrice, nerveuse, rêveuse, jalouse, perdue ? Elle est tout ça et bien d'autres choses. Elle est humaine. Et tout l'art de Tolstoï a été de transmettre ce sentiment profond d'humanité. C'est précisément sur ce point que Tolstoï a été un grand artiste. Et il ne fait aucun doute que ce sentiment d'humanité très spécial est un sentiment que Tolstoï a sincèrement éprouvé. On peut dire qu'il en est l'inventeur. Cependant, Tolstoï est aussi un chrétien très attaché à la morale. Jamais il ne s'est questionné sur ce qu'était la morale ; s'il entremêle le bien et le mal dans ses personnages ce n'est que pour montrer la faiblesse humaine. Au fond, il ne pardonne pas le comportement d'Anna et il la fait passer sous un train. Cette histoire est tirée d'un fait divers réel, mais l'imagination est reine et Tolstoï aurait tout aussi bien pu inventer un autre dénouement. Il ne l'a pas fait, car il lui fallait une fin acceptable pour lui, c'est-à-dire morale. Il me semble que Tolstoï ressentait de la pitié pour le destin d'Anna mais qu'il condamnait aussi ses actes. Mais cette moralité reste très raisonnable dans les deux romans précités et en vérité Tolstoï est loin d'être moralisateur ; il ne juge pas aussi sévèrement et explicitement que ça et laisse libre le lecteur d'en penser ce qu'il veut. Par contre, dans son dernier grand roman, Résurrection, sa morale a prit le pas sur son humanité. le héros du roman est l'archétype du bon repenti, prêt à tout pour racheter ses fautes et l'héroïne est un modèle de victime, courageuse et altruiste. Tolstoï a publié Qu'est-ce que l'art ? un an avant Résurrection (que d'aucuns estimeront comme le moins bon des grands romans de Tolstoï, le plus idéaliste, le moins humain). Cette étude sur l'art est, en quelque sorte, la justification esthétique des vues de Tolstoï sur la fin de sa vie. À cette époque Tolstoï avait atteint un très haut niveau d'exigence morale, autant pour lui-même que pour les autres. Il juge toute sa production comme du « mauvais art » mis à part son récit Au Caucase et un conte religieux ; il ne daigne même pas évoquer La guerre et la paix ou Anna Karénine ! Il ira jusqu'à penser que l'écriture est la cause de sa propre corruption morale ; c'est dire le franc mépris qu'il ressent à cette époque pour l'art en général. Un mépris qui d'ailleurs a toujours été plus ou moins présent dans son oeuvre (tout comme la morale). L'éthique, voilà ce que Tolstoï dans ce livre place au-dessus de tout. Mais d'abord, il fait un historique érudit, accessible et très instructif (la meilleure partie du livre) de toutes les différentes philosophies de l'esthétique. Il en ressort une énorme confusion ; il est clair que tout et n'importe quoi a été écrit sur ce sujet. Malheureusement, Tolstoï se jette, lui aussi, dans ce débat stérile. La majeure partie des opinions sur l'esthétique tourne autour d'une sorte de sainte-trinité : le Vrai, le Beau, le Bien. Certains affirment que l'Art c'est le Vrai, d'autres le Beau, d'autres le Bien et enfin d'autres estiment que tout ça est une seule et même chose. Tolstoï se fait l'hardi défenseur du Bien. Il résume l'histoire de la civilisation chrétienne (et l'art qui l'accompagne) à peu près ainsi : le christianisme primitif basé sur l'enseignement de Jésus (humilité, résignation, amour) a été falsifié par l'Eglise qui au cours du moyen-âge a développé une élite en exploitant le peuple et en dénaturant toutes les valeurs essentielles du christianisme. Cette élite au moment De La Renaissance s'est aperçue du mensonge dans lequel s'était engouffrée l'Eglise et en a perdu la foi. À partir de ce moment l'art n'a plus été une occupation universelle servant à communiquer des sentiments religieux mais est devenu une distraction de l'élite. Cette distraction a prit la forme de deux recherches : la vérité et la beauté. Tolstoï condamne pratiquement l'ensemble de l'art moderne à cause de cette recherche toujours plus éperdue de vérité et de beauté, aboutissant à un art de plus en plus artificiel. Assigner une place à la Beauté dans l'Idéal à côté du Bien est quelque chose que Tolstoï ne supporte pas. Pour lui, le Bien est divin, au-dessus de tout, et on ne saurait usurper cette souveraineté par quoi que ce soit. Parmi ces artistes modernes (qui n'en sont donc pas selon lui) les poètes français occupent une place privilégiée. Baudelaire, Verlaine, Mallarmé, sont tous, pour Tolstoï, des poètes obscurs qui ornementent leurs oeuvres de fioritures complètement incompréhensibles. Reproche qui pourra peut-être paraitre un peu excessif en ce qui concerne les deux premiers (malgré leurs audaces de style), mais qui est évident pour Mallarmé. D'ailleurs ce dernier ne l'aurait pas renié et s'en serait même félicité. Et ceci provient simplement d'une conception différente de l'art. Voici ce qu'écrit Mallarmé dans Hérésies artistiques, l'art pour tous : « L'heure qui sonne est sérieuse : l'éducation se fait dans le peuple, de grandes doctrines vont se répandre. Faites que s'il est une vulgarisation, ce soit celle du bon, non celle de l'art, et que vos efforts n'aboutissent pas - comme ils n'y ont pas tendu, je l'espère - à cette chose, grotesque si elle n'était triste pour l'artiste de race, le poète ouvrier. Que les masses lisent la morale, mais de grâce ne leur donnez pas notre poésie à gâter. O poètes, vous avez toujours été orgueilleux ; soyez plus, devenez dédaigneux. » Pour Mallarmé, l'art n'a rien à voir avec la morale et le peuple. L'art doit rester quelque chose de mystérieux, ne s'adressant qu'à une élite capable de le comprendre, seul moyen pour qu'il ne tombe pas dans la laideur. Clairement, Mallarmé fait parti de ceux qui assimilent l'art à la Beauté. Une Beauté qui ne peut se conserver qu'en se fermant au vulgaire. Qui a raison ? Tolstoï ou Mallarmé ? Y a-t-il une vision plus juste, plus belle, plus vraie ? Répondre à ces questions est très facile, c'est avoir une opinion dont on est souvent très convaincu. Et plus on en est convaincu mieux on élude le problème de l'esthétique. Tolstoï consacre aussi quelques pages à Wagner. Il raconte tout l'ennui et l'énervement que lui a inspiré la représentation de Siegfried. Une musique incompréhensible, des décors ridicules, une histoire insipide, un public hypnotisé jusqu'à la stupidité… le pauvre Wagner et ses admirateurs se font soigneusement détruire. Là encore, il faut insister sur l'aversion qu'inspire à Tolstoï les élites qui se pavanent autour des nouveautés artistiques. La société russe de cette époque est une société qui vient à peine d'abolir l'esclavage ; les disparités entre les moujiks et l'aristocratie sont énormes. Tolstoï admire l'âme russe des paysans, leur simplicité, leur foi naïve, et leur résignation joyeuse au travail de la terre ; a contrario, rien ne l'énerve plus que l'artificialité de la société aristocrate, ses excès, sa fuite en avant, son hideuse poursuite de plaisirs égoïstes. Il n'a pas encore fait l'expérience de la démocratie. Il ne sait pas qu'à la première occasion, tous ces gentils paysans oublieront sans aucun remords la religion pour se fourvoyer dans les mêmes erreurs que l'aristocratie. La fameuse âme russe, dont Tolstoï était le chantre, ne résistera pas à la révolution marxiste et au capitalisme, pas plus que les peuples européens n'ont résisté aux révolutions bourgeoises. En conclusion, Tolstoï rattache l'art à la science : Les sentiments sont à l'art ce que la raison est à la science, « si donc le chemin que suit la science est mauvais, le chemin suivi par l'art sera mauvais aussi. » Et le mauvais chemin qu'a emprunté la science est celui de l'irréligion. le vrai progrès scientifique serait de concourir à l'union fraternelle des hommes et pas à la satisfaction de biens matériels dont l'artificialité est de plus en plus criante. Chacun aura son opinion sur les opinions de Tolstoï, mais une chose est sûre, il ne fait pas dans la demi-mesure. Il était devenu très, peut-être trop, exigeant à la fin de sa vie. Lui qui avait si bien décrit l'humanité dans ses premiers romans, était aveuglé par son moralisme et il n'a pas voulu entendre la parole immoraliste des artistes européens. Il reconnait lui-même qu'il ne comprend plus l'art de son temps. Pourtant il n'avait rien perdu de son pouvoir d'analyse et beaucoup de passages de cet essai sont intéressants et posent des questions qui ne sont peut-être pas surannées. Dans quelle mesure la recherche de beauté est une recherche de plaisir ? Ce plaisir est-il un divertissement ? le divertissement est-il un frein à la communication des sentiments ? Quelle place réserver dans l'art à la beauté, au plaisir, au divertissement ? Mais de toutes les opinions qu'émet Tolstoï dans cet ouvrage, retenons plutôt sa définition stricte de l'art : « L'art est le moyen de transmission des sentiments parmi les hommes. »
Commenter  J’apprécie          150



Ont apprécié cette critique (5)voir plus




{* *}