La lumière des justes, Tome 5 : Sophie ou la fin des combats

Existe-t-il une plus haute volupté pour l'homme que l'exercice conscient de la toute-puissance ?

Avez-vous su, ici, ce qu'a été notre condamnation, notre simulacre d'exécution, le 22 décembre dernier ? Les troupes disposées en carré sur la place. Petrachevsky, Mombelli, Grigorieff attachés aux poteaux d'infamie, un capuchon sur les yeux. Les soldats qui les mettent en joue. Et, tout à coup, contre-ordre : on ne tire pas ! L'auditeur lit la nouvelle sentence impériale. Au lieu de la mort, la Sibérie...

― Dites-vous bien, Serge, qu'un jour ou l'autre le tsar sera forcé d'émanciper les serfs. On en parle déjà. Des commissions ont été nommées, paraît-il, pour s'occuper de l'affaire.
― Jamais, s'écria-t-il, jamais notre empereur ne commettra cette folie! Ce serait la ruine du pays, l'effondrement de toute la structure sociale russe, le chaos, l'injustice, parfaitement, l'injustice!
Il se tut, haletant, les oreilles rouges. Puis, peu à peu, son visage revint au calme. Il alluma une pipe, en tira deux bouffées, soupira, regarda la nuit par la fenêtre.
― Quand les envoie-t-on aux travaux forcés ? demanda Sophie.
― Demain, sans doute...
L'aiguille en suspens, elle pensa à ces hommes qui allaient partir, enchaînés, pour la Sibérie. Bien qu'ils fussent des assassins, elle ne pouvait s'empêcher de les plaindre. Ah ! la grisaille des visages fatigués, le cliquetis des fers, l'odeur des vêtements imprégnés de sueur et de crasse... Elle avait vu tant de forçats sur les routes, aux relais, aux centres de triage, qu'ils se confondaient dans sa tête comme les vagues de la mer.