AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
>

Critique de SoniaFontaine


Ejo est un recueil de nouvelles de Beata Umubyeyi Mairesse, toutes chargées d'une profonde émotion, d'une profonde humanité mais sans le moindre pathos. Chacune est annoncée par une phrase qui se voudrait bien être à valeur de vérité générale, d'abord écrite en kinyarwanda puis traduite en français. On apprend dans la dernière nouvelle qu'il s'agit des phrases dites par une rescapée du génocide Rwandais de 1994, Agnès, professeure d'histoire, ardente à se battre pour échapper à son chagrin et qui s'effondre pourtant lorsque le gouvernement décrète que l'on doit maintenant enseigner en anglais alors même que la langue rwandaise existe et qu'elle est pratiquée. Devenue folle, elle lance ces phrases, au sens souvent obscur, ces phrases parfois absurdes, sans doute aussi absurdes que les actes du génocide perpétré dans l'indifférence générale. Nous voilà prévenus, l'écrivaine a du tempérament et peut jouer du présent gnomique par dérision. Elle bouscule mais elle sait aussi écouter, raconter, toucher. Son écriture déploie très subtilement des registres différents.
Elle donne à entendre la voix d'êtres différents, à percevoir l'expression de leurs sentiments, de leurs sensations, alors que la douleur les taraude tous, que l'effroi les tenaille encore. Aucune de ces femmes n'est éloignée de nous, jamais. Aucune des nouvelles n'a de fin… Leurs épreuves non plus. Une nouvelle, p.63, rompt avec cette structure : elle raconte l'histoire de France – quel prénom ! et de Félicitée – quel prénom aussi pour celle qui est restée au Rwanda ! Elle est construite en boucle autour d'un même lieu…les latrines ! le sarcasme, l'autodérision ne l'éloignent pas pour autant des autres séquences parce que de l'une à l'autre persiste la même incompréhension, la même sidération. La structure éclatée de ce livre n'éparpille pas les récits qui sont certes des témoignages nourris des outils culturels, religieux, sociaux et politiques indispensables mais sont avant tout, autant de preuves de vies, de survies ? différentes et semblables à la fois. On y parcourt aussi des paysages, on savoure les lieux où la végétation invite à regarder.
Si certains détails laissent imaginer l'horreur, l'écrivaine n'entre pas dans les faits des tortionnaires. D'autres écrivains ont déjà raconté, on pense par exemple à Survivantes d'Esther Mujawayo et Souâd Belhaddad publié 10 ans après le génocide de 1994. Les reportages des journalistes, même à l'époque des évènements ont été éloquents, la télévision était sur place. La souffrance de chacun de ces personnages, hommes, femmes, enfants est probablement indicible. On pense à la même difficulté à nommer chez Primo Lévi ou Imre Kertesz. le texte de Béata Umubeyi Mairesse parvient à suggérer l'inimaginable : s'il faut choisir parmi ces nouvelles, lire par exemple : Béatrice Coup d'État classique, p.109 ou Euphrasie, 0pération biscuit, p.121. Son recueil parvient à mettre en avant la mauvaise foi, les ambiguïtés complices sans accuser, sans juger (lire l'échange de lettres entre Anne et sa soeur, religieuse, p.39 au titre si humoristique « Soeur Anne - Ne vois-tu rien venir ? », allusion au conte de Perrault, Barbe Bleue). J'aime particulièrement : France – Kazungu, p.63 pour sa virulence et son sens fécond de la provocation.
« Dans la plupart des langues, hier et demain sont désignés par des mots différents. En kinyarwanda, qui est pourtant une langue très riche et raffinée, c'est un même mot qui exprime deux temporalités : ejo. » p.10
Livre à lire absolument.

Commenter  J’apprécie          50



Ont apprécié cette critique (3)voir plus




{* *}