Son expérience de bibliothécaire lui avait appris depuis longtemps qu'elle avait un bon contact avec le public. Les gens imaginaient souvent les bibliothèques comme des antres d'ésotérisme gardés par des fonctionnaires à face de Cerbère et paraissaient toujours surpris par l'amabilité des employés. Une surprise qu'elle constatait chaque fois avec ravissement. Bien sûr, un restaurant de luxe était une tout autre affaire, et cependant, elle avait découvert que les clients se montraient particulièrement sensibles à la courtoisie du personnel.
Sa bouche parlait seule, puis les mots se tarirent. Ses lèvres cessèrent de remuer et la douleur de cette perte ancienne et bien réelle lui revint, avec une acuité terrifiante malgré les années.
Sa mère et sa sœur avaient toujours été pour elle comme des personnages de dessins animés qui débordaient le cadre du quotidien paisible qu'elle convoitait depuis toujours. Dès son plus jeune âge, elle avait eu la conviction qu'elle était née par erreur dans cette famille. Cary, lui, avait réussi très tôt à s'échapper. L'idée que mourir noyé à onze ans puisse être une bénédiction avait sans doute quelque chose d'incongru, mais c'était certainement le cas pour Cary, car il était trop doux, trop bon pour survivre dans ce contexte et demeurer lui-même.
Très séduisant, Ian, et toujours vêtu avec goût. Grand et mince, il avait un visage intéressant : des yeux noisette profondément enfoncés, un long nez, une bouche plutôt fine, un menton volontaire. Il paraissait cependant étrangement asexué - comme seuls, selon elle, l'étaient certains Anglais. Elle s'était demandé s'il n'était pas homosexuel et avait fini par conclure qu'il était tout simplement du genre neutre. S'il avait dû être un pays, ç'aurait été la Suisse : attrayante, soignée et pleine de charme, mais sans mordant, sans parti pris.
Les hommes ne l'intéressaient pratiquement plus depuis qu'elle avait assisté, pendant des années, aux jeux sordides de Claudia, laquelle prenait un malin plaisir à séduire ses rares conquêtes. Quant à avoir des enfants, la seule idée de devoir leur infliger de temps à autre la présence de leur grand-mère et de leur tante Claudia lui donnait des sueurs froides.
Désormais, la question ne se posait plus. Enfin, elle aurait pu fonder une famille, mais elle était trop vieille aujourd'hui et n'avait pas de partenaire.
Dans leur enfance, ces malades ont souffert de la pauvreté des rapports avec leur mère... le symptôme leur permet d'échapper à la dépression et à la solitude par le truchement d'un monde intérieur peuplé d'hommes dominateurs à la tendresse nourricière et qui cependant les persécutaient... Pour elles, l'analyste-amant exerce un contrôle absolu sur leurs sentiments, leurs actes et même leur avenir...