Le problème de notre temps, c'est que le futur n'est plus ce qu'il a été.
Nous autres civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles.
Une femme qui se met nue, c'est comme si elle entrait en scène.
Il y a donc deux manières de falsifier: l'une par le travail d'embellir; l'autre par l'application à faire vrai.
p.113/Quant à l'idée d'un commencement,-j'entends d'un commencement absolu,- elle est nécessairement un mythe. Tout commencement est coïncidence ; il nous faudrait concevoir ici je ne sais quel contact entre le tout et le rien. En essayant d'y penser on trouve que tout commencement est conséquence, - tout commencement 'achève' quelque chose.
Peut-être l'immense "péché", - le péché métaphysique par excellence, que les théologiens ont nommé du beau nom d'orgueil, - a-t-il pour racine dans l'être cette irritabilité du besoin d'être unique ? Mais encore, en poussant plus avant cette réflexion, en la conduisant un peu trop loin, sans doute, sur le chemin des sentiments les plus simples, trouverait-on, au fond de l'orgueil, seulement l'horreur de la mort, car nous ne connaissons la mort seulement que par les autres qui meurent, et si nous sommes réellement leur semblable, nous mourrons aussi. Et donc, cette horreur de la mort développe de ses ténèbres je ne sais quelle volonté forcenée d'être non-semblable, d'être l'indépendance même et le singulier par excellence, c'est-à-dire d'être un dieu. Refuser d'être semblable, refuser d'avoir des semblables, refuser l'être à ceux qui sont apparemment et raisonnablement nos semblables, c'est refuser d'être mortel, et vouloir aveuglément ne pas être de même essence que ces gens qui passent et fondent l'un après l'autre autour de nous. Le syllogisme qui mène Socrate à la mort plus sûrement que la ciguë, l'induction qui en forme la majeure, la déduction qui le conclut, éveillent une défense et une révolte obscure dont le culte de soi-même est un effet qui se déduit facilement.
ÉLOGE DE LA LECTURE
Mais enfin le temps vient que l'on sait lire - évé-
nement capital - le troisième événement capital de notre vie.
Le premier fut d'apprendre à voir; le second d'apprendre à
marcher; le troisième est celui-ci, la lecture, et nous voici en
possession du trésor de l'esprit universel. Bientôt nous5
sommes captifs de la lecture, enchaînés par la facilité qu'elle
nous offre de connaître, d'épouser sans efforts quantité de
destins extraordinaires, d'éprouver des sensations puissantes
par l'esprit, de courir des aventures prodigieuses et sans
conséquences, d'agir sans agir, de former enfin des pensées10
plus belles et plus profondes que les nôtres et qui ne coûtent
presque rien; et, en somme, d'ajouter une infinité d'émo-
tions, d'expériences fictives, de remarques qui ne sont pas
de nous, à ce que nous sommes et à ce que nous pouvons
être ...
Il semble donc que l'histoire de l'esprit se puisse résumer en ces termes: il est absurde par ce qu'il cherche, il est grand par ce qu'il trouve.
Il n'est rien de si beau que ce qui n'existe pas
(Au sujet d'Adonis)
Nous avons a poursuivre des mots qui n'existent pas toujours, et des coïncidences chimériques; nous avons à nous maintenir dans l'impuissance, essayant de conjoindre des sons et des significations, et créant en pleine lumière l'un de ces cauchemars où s'épuise le rêveur, quand il s'efforce indéfiniment d'égaliser deux fantômes de lignes aussi instables que lui-même. Nous devons donc passionnément attendre, changer d'heure et de jour comme on changerait d'outil, et vouloir, vouloir...Et même, ne pas excessivement vouloir.
(Préface aux Lettres Persanes)
Le monde social nous semble [alors] aussi naturel que la nature, lui qui ne tient que par magie.
N'est-ce pas en vérité, un édifice d'enchantements, que ce système qui repose sur des écritures, sur des paroles obéies, des promesses tenues, des images efficaces, des habitudes et des conventions observées, - fictions pures ?