«L'irrationalité d'un phénomène n'est pas un argument contre son existence» (F. Nietzche)
Citée à plus d'une reprise par le jeune Oscar Lowe, héros du COMPLEXE d'EDEN BELLWETHER, cette sentence de Nietzche pourrait tout à fait résumer un des principaux enjeux du premier roman de
Benjamin Wood, jeune auteur britannique né en 1981.
Publiée en Angleterre en 2012, cette oeuvre m'a semblé empreinte de cet imaginaire qui avait largement nourri un genre littéraire très populaire et en vogue au XIXème siècle : une littérature, à la fois romantique et gothique, fortement influencée par le paranormal, le mesmérisme, l'hypnose, habitée par des magnétiseurs, illuminés russes, gitanes et visionnaires de toute sortes, doublée enfin d'une histoire d'amour défiant assez souvent les codes d'une stricte hiérarchie entre les classes sociales. Si l'action du COMPLEXE d'EDEN BELLWETHER se déroule elle aussi dans un Cambridge intemporel et respectueux des traditions, nous ne sommes pas ici à l'époque victorienne, mais au cours de l'année universitaire 2002/2003 : au tout début, donc, d'un pourtant déjà torturé vingt-et-unième siècle, juste avant la seconde guerre d'Irak (mars 2003), à l'ombre d'une société mondialisée de plus en plus complexe, néo-libérale, individualiste et hédoniste, où les frontières générationnels, la place et le rôle de chacun dans la constellation familiale et dans les groupes sociaux d'appartenance sont des repères quelquefois à réinventer complètement.
Oscar Lowe, 20 ans, aide-soignant, issu d'un milieu modeste et d'une famille dont il s'est peu à peu distancé, tombe amoureux d'Iris Bellwether, riche et séduisante étudiante en Médecine à la prestigieuse King's de Cambridge. Ils font connaissance au cours d'une soirée exceptionnelle de la fin du mois d'octobre 2002 où, entraîné involontairement par les vrombissements majestueux d'orgue provenant de la chapelle du King's Collège, Oscar, malgré son profond athéisme, finira par rentrer dans le célèbre bâtiment et assister à l'office en cours. Iris est la soeur de l'organiste, Eden Bellewether. Ensuite, par un enchaînement implacable d'évènements et de rebondissements, cette rencontre aboutira à un drame terrible, à des meurtres atroces dont la scène pathétique, située un an après, au mois de juin 2003, est posée dans ses grandes lignes en prélude à l'histoire elle-même, en tout début du livre. Rassurez-vous donc, je ne vous spoile rien !
LE COMPLEXE d'EDEN BELLWETHER, oeuvre romanesque à double entrée pour le lecteur, peut ainsi se lire d'emblée comme un roman noir dont le déploiement de l'intrigue est censé nous éclairer sur l'identité des victimes, celle du ou des criminel(s), ainsi que sur le mobile du crime lui-même.
La personnalité complexe d'Eden Bellwether est au centre du roman. Charismatique, terriblement intelligent, ce dernier fait l'objet d'interrogations et de sentiments ambivalents, non seulement de la part de sa famille et de ses amis proches, sur lesquels il semble en même temps avoir un ascendant incontestable, mais aussi de la part du lecteur qui entrevoit progressivement, sous les traits de ce jeune musicien surdoué et affichant une assurance arrogante, l'émergence d'un profil psychologique trouble, fragile, voire borderline. Eden se prend pour une sorte de fils spirituel de Johann Mattheson, musicien baroque, organiste, compositeur, théoricien et érudit allemand, apprécié aussi bien par Haendel, dont il fut un ami proche, que par Bach lui-même. Enfant prodige, à l'instar de Mozart -à 9 ans, il joue de l'orgue dans une église et fait déjà partie de choeurs d'opéra à Hambourg-, Mattheson, dont l'oeuvre reste aujourd'hui largement méconnue du grand public, est décrit par de nombreux auteurs de l'époque comme un personnage d'une intelligence et d'une prétention tout à fait considérables, l'ayant conduit entre autres à développer des théories très ambitieuses concernant les pouvoirs surdimensionnés que la musique serait censée exercer sur l'âme humaine. Mathesson avait voulu ériger la musique en «art céleste », dont il prétendait être lui-même en mesure d'en extraire les codes, afin de maîtriser son usage et d'influencer «les humeurs» du corps. Eden Bellwether, en légitime héritier de Johann Mattheson, expliquera par exemple à ses amis, circonspects et en même temps extasiés, que d'après son maître à penser, «le fa dièse mineur est la tonalité de la tristesse».
Faut-il le préciser qu'on est tout de même ici très loin de la pratique courante de la musicothérapie, discipline professionnelle datant du XXème siècle et dont l'efficacité en tant que thérapie alternative et complémentaire à d'autres traitements médicaux est aujourd'hui confirmée par de nombreuses études scientifiques ? Eden aspire en vérité, on le comprendra rapidement, à pouvoir reprendre le flambeau allumé par le brillant musicien et théoricien allemand, et n'hésitera pour arriver à ses fins à se servir de son entourage proche comme cobaye de ses expérimentations.
LE COMPLEXE d'EDEN BELLWETHER peut ainsi être également approché par le lecteur comme une sorte de «roman à thèse» explorant non seulement la question de la frontière ténue qui sépare une intelligence hors mesure, capable de s'affranchir des codes et des certitudes de la pensée dominante de son époque, d'une authentique folie des grandeurs relevant de la maladie mentale, mais aussi de la fascination, de l'attrait mystérieux, charismatique exercés sur autrui par ce type de profil. Quel sont les limites entre ce que
Gide appelait dans «
Paludes», «l'idiosyncrasie» («Nous ne valons que par ce qui nous distingue des autres; l'idiosyncrasie est notre maladie de valeur face aux influences de divers agents extérieurs») et la dimension psychopathologique d'une personnalité ? Pour quelles raisons d'ordre psychologique de tels profils sont parfois en situation d'exercer une emprise aussi spectaculaire sur leur entourage, voire quelquefois sur une masse d'individus, de les amener par moments à manifester des comportements parfaitement irrationnels ou, lorsqu'ils basculent dans la folie pure, de les conduire à vivre des situations extrêmes et dramatiques, individuel ou collectivement ?
Les hypothèses avancées par l'auteur seront essentiellement véhiculées par l'intermédiaire du personnage de Herbert Crest, psychologue, auteur émérite d'ouvrages théoriques et de recueils d'études de cas, dont notamment un essai consacré aux personnalités narcissiques pathologiques. Par un concours de circonstances particulier, Herbert Crest sera lui-aussi amené à côtoyer Eden Bellwether et à se mesurer à ses pouvoirs mystérieux.
Fiction très ambitieuse saluée de deux côtés de la Manche, par la critique et par le public, prix du meilleur roman FNAC 2014, ce coup d'essai parfaitement transformé m'a donné le sentiment, en tant que lecteur, que l'auteur a eu toutefois, à certains passages du livre, un peu de mal à resserrer ce que les anglo-saxons appellent le «focus on narrative», à concentrer son récit, dirait-on en français, créant alors quelques longueurs ou scènes dispensables et préjudiciables au rythme narratif qu'il réussit par ailleurs à imprimer à ce thriller aux rouages astucieux et au dénouement tragique.
Auteur à ce jour de quatre romans, dont trois traduits en français,
Benjamin Wood est sans aucun doute un écrivain talentueux et à suivre. Son dernier roman, «
Sur la route vers ailleurs», vient juste de paraître en français, chez Robert Laffont (le 04/03/2021).