Pour la première fois de ma vie, je regarde l'année dernière le concours de l'Eurovision. Une vraie merde. Mais je suis entouré d'amis et on rigole bien, on se moque, on pense à tous ces idiots qui comme nous perdent leur temps devant la télé. Et puis,
Conchita Wurst. Visuellement, c'est quelque chose de se retrouver face à une si belle femme avec une barbe. Elle chante. Bien. C'est beau. C'est un moment magique, au milieu de toutes ces chansons mainstream et toutes aussi semblables. Elle nous surprends à tous. Les rires laissent place à des débats à table « Quelle force » « On voit ses veines, c'est horrible » « Franchement, elle doit être mal dans sa peau »
Conchita gagne l'élection, à la surprise de tous. Elle prononce ces mots « Cette soirée appartient à ceux qui se battent pour la paix et la justice. » A ce moment là, je me dis que c'est un très beau coup marketing. Une belle femme à barbe qui chante bien, pleure ce qu'il faut pour toucher la ménagère, gagne un concours mainstream, elle vendra à coup sur de nombreux disques, et sera reçue partout. Bien joué.
Pourtant, je me mets à regarder des interviews d'elle. de lui. de cette chose qui m'intrigue. Et je découvres au fur et à mesure quelqu'un d'immensément intelligent, qui réfléchit beaucoup à ses paroles, ses actions. Qui a une histoire, des convictions. Je découvre la femme derrière l'artiste mainstream. Et je dois bien me l'avouer, non, ce n'est pas un cliché supplémentaire pour alimenter ce qu'il reste de la culture gay. C'est quelqu'un qui veut passer un message, mais lequel ?
Je suis de loin son actualité. Je m'y intéresse, mais après tout c'est surtout une chanteuse de variété non? Qui amuse les gens, c'est tout?
Un jour, Vladimir Poutine déclare que l'Eurovision est « l'exemple même de la décadence de l'Europe ». Conchita réponds que c'est dommage, parce qu'elle aimerait bien discuter avec lui. Quelques jours après, elle dit qu'elle « le trouve même plutôt séduisant ». Je me trouve alors un peu ridicule. Oui, j'ai eu tords de considérer
Conchita Wurst comme un produit marketing, un clown de plus. Parce que cette réponse par la paix, l'humour, l'amour, est la meilleure de toutes. Quelques mois après, elle sera reçue à l'ONU pour prononcer avec le secrétaire général de l'ONU, Ban Ki-Moo, un discours sur l'Europe et la tolérance que nous prenons au sein de nos frontières. Je commence alors à vraiment considérer
Conchita Wurst comme un personnage politique.
J'apprends alors qu'elle a écrit un livre. Un livre. Je le lis, et ce que je découvre est au delà de mes attentes. Non seulement c'est une femme exceptionnelle, d'un point de vue humain, mais en plus, elle sait ce qu'elle voudrait changer par la politique. A vingt-six ans. Je me mets à penser qu'il est bien dommage qu'elle soit chanteuse de variété, qu'elle devrait faire de la politique. Mais au fond, c'est parce qu'elle a remporté un concours regardé par des millions de téléspectateurs que son message a un sens. Je me rends compte que devant ma télévision, Conchita a provoqué un débat. Vous savez, ce que les politiques ne savent plus faire.
« Certains disent que la politique est une activité peu reluisante. D'autres affirment que c'est la politique qui a fait de l'Europe ce dont nous profitons tous aujourd'hui : une union de pays où il n'y a pas eu de guerre depuis soixante-dix ans. Dans les livres d'histoire, on ne trouve pas d'autre époque pendant laquelle la paix a duré si longtemps. La politique peut donc faire des miracles, mais elle peut aussi effrayer ou ennuyer, ce qui explique en partie pourquoi la participation des jeunes aux élections est si faible. Pour moi, c'est une nécessité : si on veut la paix, la tolérance et l'amour, on ne peut pas se contenter d'attendre que tout tombe du ciel. On doit prendre les choses en main, et dès lors on se trouve dans le champ politique. »
Il s'agit à ma connaissance de la seule personnalité homosexuelle de ma génération qui évoque un autre sujet que la communauté gay stigmatisée. Ne me parlez pas de
Elton John qui vient en aide aux plus démunis, hein, parce que je n'y crois pas, après tout quand
Elton John a prit le temps d'écrire un livre ? Conchita parle de ce qui important, parce qu'elle est en accord avec elle même. Elle ne parle pas parce qu'elle a besoin de se faire accepter par une société malade, non, mais parce qu'elle est consciente que cette société est malade, et elle veut en faire quelque chose. J'ai bien envie de la comparer à une humaniste, mais elle est encore trop jeune pour écrire du
Erasme.
Je tourne les pages, et entre son histoire, ses chanteuses favorites —
Céline Dion, et Barbara. Cliché vous dites ? — et je découvre une amoureuse de l'Europe, une passionnée d'histoire, une experte de ce que signifie la démocratie.
« le jour se lèvera probablement où aucun mur ne sera assez haut pour séparer les riches des pauvres, les Noirs des Blancs, les homos des hétéros. Si nous pouvons nous accepter les uns les autres dans un esprit d'amour, nous y parviendrons. En attendant que ce jour arrive, les chefs militaires et les dictateurs, les oppresseurs et les despotes se livreront leurs dernières batailles. En fin de compte, ils n'auront aucune chance de vaincre. Personne ne peut nous arrêter. Rien ne nous arrêtera. Notre amour est plus fort que leur haine. »
«
Moi, Conchita », parce qu'avant de s'ouvrir aux autres, elle sait qui elle est. Et si nous commencions par là, accepter ce que nous sommes pour nous ouvrir réellement aux autres ? C'est peut-être ça, au fond, qu'il nous faut comme système politique.
Un monde dans lequel nous nous acceptons tous, avec intelligence, et où nous apprenons à aimer. Je sais bien que je rêve, mais ce serait bête de ne pas essayer.
En attendant, je vais suivre avec attention l'histoire de cette femme à barbe, parce que quelque chose me dit qu'elle n'a pas fini de nous la raconter.