"Ils ont peur,tu comprends?"Cela fut suffisant ,non pas pour me rendre d'un seul coup intrepide(lorsqu'elle me demanda peu aprés,comme en passant,si moi je n'avais pas peur,je répondis sincèrement "je ne sais pas"),mais suffisant pour ébaucher entre elle et moi une amitié singulière où j'allais tenir le rôle d'informateur,lui rapportant les nouvelles du monde qu'elle attendait non sans ironie,prête à décocher ses sarcasmes,car tourmentée qu'elle était par la vie et par la mort-l'une qui refusait de la garder,l'autre de la prendre,et c'était cet entre-deux,sans doute qu'elle appelait son "désert"-,elle prenait un malin plaisir à viser de ses propos venimeux ceux qui vivaient sans entendre la nuit"un vent froid dans leurs oreilles"comme elle,bruit qui marquait à son avis l'approche de la fin.p.31
Comme il doit se sentir seul de n'être désiré par personne... C'est pour ça qu'il vient vers moi comme un sauvage. Comme un mendiant.
Lui, entre-temps, goûtait une par une à toutes les filles de dix-sept, dix-huit ans des environs, prétendant avec sa longue liste au titre de dépuceleur-en-chef, et personne n'osait lever le petit doigt car, chose étrange, non seulement ces demoiselles n'accusaient pas l'homme qui les avait séduites ou prises de forces, mais elles se vantaient de l'avoir été de leur plein gré, ajoutant qu'elles ne regrettaient rien.
Officiellement, Anatolie souffrait de tuberculose, galopante et pourtant inépuisable, ou peut-être d'une maladie encore inconnue, qui se ferait plus tard sa place au soleil, ou alors d'une autre très ancienne, mais sans nom précis. De toute façon, ce mal maudit et contagieux l'avait totalement isolée. Terrifiés, les autres l'évitaient ; elle les avait oubliés. Si elle s'en souvint brièvement, ce fut à cause de moi.
De temps à autre, ils avaient pitié d'elle, traversaient sa cour avec des prières et des formules secrètes, et déposaient sur le rebord de sa fenêtre une assiette de nourriture, qu'après avoir mangée elle replaçait au même endroit. Elle y laissait une noix ou un pruneau, une assiette vide étant signe d'ingratitude. Les autres, sans y toucher, jetaient le contenu dans sa cour - hantés par la peur d'être contaminés par un bout de fruit sec. Anatolie ramassait la chose et la remettait dans l'assiette, sans en ôter la terre ou les herbes. Eux la rejetaient encore, elle la remettait et ainsi de suite. Une espèce de dialogue - ou plutôt deux monologues, interminables et vains.
C'était comme deux mondes, lesquels s'en prenaient tous deux à moi qui allait d'une rive à l'autre, recueillant des secrets de part et d'autre, moi qui sans renier ni l'un ni l'autre, ne restais exclusivement fidèle à aucun.
Alors je lui ai tendu la joue, en regardant ailleurs, mais la vérité c'est que je pleurais et je ne voulais pas qu'elle le voie.
"...Un bébé qui te pisse dessus, c'est comme de l'au bénite. Enfin. Eau bénite ou pas, j'ai mis une jupe que j'allais jeter." Elle leva le menton encore plus encore, mais sans rire : " Au début c'était chaud, brûlant, mais après ça me glaçait jusqu'à l'os. Bizarre, les bébés."