Toute une moitié du monde

note de bas de page 51. Ce n'est pas tout à fait surprenant: "le pouvoir, c'est non seulement de raconter l'histoire de l'autre à sa place, mais de rendre cette histoire définitive", déclarait Chimamanda Ngozi Adichie dans la conférence TED que j'ai citée plus haut.

Les formes narratives auxquelles je cherche à échapper, quand je lis ou quand j'écris, ne sont pas uniquement celles du roman as usual, des productions littéraires, elles sont aussi et surtout des productions politiques. "Tout pouvoir est pouvoir de mise en récit", déclarait l'historien Patrick Boucheron lors de sa leçon inaugurale au Collège de France.

Peut-être que cette écriture en solitaire est une autre conséquence ramifiée de la figure du héros qu'il faudrait abolir.

Je sais que, parce que j'ignore le minutage de tant d'autres existences et la matière réelle de leurs jours, je peux leur faire du tort : acquiescer à une critique qui les vise, ne pas me sentir touchée par un projet de loi qui les contraint... Je sais aussi que je n'aurais pas le temps, même si cétait mon but, de les rencontrer tous et toutes, d'apprendre de leur bouche, par leur fréquentation régulière. Alors je lis pour décloisonner.

Ce n'est donc pas simplement que je suis inefficace et inutile face à la misère du monde, c'est que je m'en nourris et que j'en tire des bénéfices (droits d'auteur, reconnaissance, etc.), tout en prétendant qu'écrire une vie ignorée, c'est forcément lui rendre un service ou sa dignité.

Martin Eden ne m'a jamais donné envie de mourir, il m'a donné envie de vivre, de réparer par ma vie son existence cassé en deux.

Nous savons qu'une telle chose est impossible mais nous avons envie d'arrêter de le savoir, brièvement, à un moment précis. C'est peut-être ce qui nous attire irrémédiablement vers le pays de la fiction.

Nécessairement, les fictions produites ensuite par celles et ceux qui s'en sont nourris reprennent ces clichés à leur tour. C'est un peu comme la voiture qui prend feu puis explose après un accident dans les flms d'action : c'est quasiment impossible, on ne l'a vu que sur écran mais on l'a suffisamment vu pour que cela se présente naturellementà nous comme horizon inéluctable lorsqu'on écrit ou qu'on regarde une scène de course-poursuite. Ce que fait Elizabeth Roderick, sur le sujet dont elle est spécialiste, c'est de permettre à la fiction de corriger ce que la fiction elle-même a créé comme représentations erronées.

Tout d'abord, vous n'êtes pas obligé de faire appel à ces lecteurs professionnels. Les engager relève du choix du seul auteur ou du choix conjoint entre éditeur et auteur parce que ce travail leur semble utile à l'œuvre. Et, dans un même mouvement, vous n'êtes pas obligé non plus de suivre leur avis. [...] Deuxièmement, le but des sensitivity readers n'est pas de gommer les personnages racistes ou homophobes des fictions pour que chaque ouvrage devienne « un bonbon lisse » (Le Figaro), il est de s'assurer que les voix des personnages ou la narration - quand aucun n'est voulu raciste, homophobe, misogyne ou tout simplement mal informé – n'usent pas de clichés qui sont discriminants ou d'approximations grossières. Troisièmement, à ma connaissance, n'importe quel auteur ou autrice écrivant sur un groupe qui n'est pas le sien fera des recherches et demandera, le cas échéant une relecture à un membre ou à des spécialistes de ce groupe pour s'assurer que ses recherches ont suffi à assurer une représentation réaliste et fine du groupe en question. Si la pratique fait hurler à la lune quand on parle d'une famille noire américaine ou d'une bande d'amies lesbiennes parce qu'on y voit de la "censure woke" (France Culture), alors il aurait fallu tempêter chaque fois qu'un avocat a relu un roman sur un procès ou une musicienne le scénario d'un film sur un orchestre.

J'ai grandi entourée de ces femmes, appuyée sur elles, entretissée avec elles et terrifiée aussi par ce qu'elles semblaient me proposer comme horizon d'existence, terrifiée à l'idée que ce soit moi et mon appétit de vie qui soient hors normes... ou si peu à ma place dans mon genre