Un petit grand texte ou un grand petit texte (au choix... sourire ), qui est à l'origine une commande faite par la Comédie de Valence à
Alice Zeniter, auteure et Comédienne ( elle le rappelle avec humour "j'ai obtenu mon Master 1 d'études théâtrales en 2007" ) pour un spectacle seule-en-scène itinérant.
C'est donc sous la forme d'une conférence littéraire et d'un essai que l'auteure nous fait un one-woman-show intelligent, érudit, pédagogique, plein de bonne humeur, drolatique sur le thème : nous sommes tous des êtres façonnés par des histoires... des êtres du de dicto plus que du de facto.
L'auteure conférencière essayiste instaure un dialogue entre elle et nous qu'elle introduit ainsi :
"Commençons, peut-être, par des présentations ( elles seront unilatérales car je ne peux malheureusement pas savoir qui vous êtes, vous êtes "vous" et c'est ainsi que je vais vous désigner dans ce texte ). de mon côté, je m'appelle
Alice Zeniter, je suis écrivaine et pendant une centaine de pages, je vais vous parler du récit."
S'ensuivent des séquences de vulgarisation de sémiotique et de narratologie ( c'est éminemment didactique et instructif ) pour démontrer l'impact millénaire du récit sur notre imaginaire, sur nos représentations de ce que l'on croit être le réel... mais vous l'avez compris... qui n'est en fait que la somme des récits accumulés.
Récits dans lesquels l'homme a le premier rôle...« une bonne histoire, c'est l'histoire d'un homme remarquable qui fait des trucs – de préférence violents », affirme-t-elle.
La femme, elle, jouant le rôle secondaire d'adjuvant... pas d'adjudant ( je précise au cas où je serais lu par quelques misogynes...)
Et d'étayer son assertion par le début de l'histoire de cet homme "chasseur- cueilleur"... davantage chasseur que cueilleur.
Et pourquoi me direz-vous ?
Alice Zeniter nous explique à quel point, comment et pourquoi de ces hommes dont la nourriture était constituée à environ 80% du fruit de leurs cueillettes, n'est restée que l'image du chasseur.
"Ce n'est pas parce que la viande était cruciale que les chasseurs se sont imposés, c'est parce que leur histoire était meilleure. Si je vous raconte, par exemple, que j'ai passé ma journée dans les bois et que j'ai cueilli une airelle et puis une autre et puis une autre ah et encore une autre, dix airelles, vingt airelles... Ce n'est pas trépidant. Je peux bien sûr essayer d'y mettre un peu plus d'intensité : Aujourd'hui, j'ai cueilli une airelle ! Suivie d'une autre airelle ! Et soudain, je suis tombée sur un merveilleux coin à airelles, elles étaient rouges et brillantes, les plus belles de toutes les airelles, et moi je les cueillais par poignées et... Bon, autant l'avouer, même si je rajoutais du passé simple, des chiasmes et des
homéotéleutes ( vous chercherez dans vos dicos... sourire ), il y a de gros risques pour que je vous ennuie. Mais si je vous raconte qu'un mammouth monstrueux a foncé sur moi ?
J'étais tapie dans une fosse gluante creusée pendant la nuit et quand il est arrivé tout près de moi, énorme et terrifiant, j'ai jailli d'un bond. Il a essayé de me donner un coup de défense, bim, parade avec le bâton. Deuxième coup de défense, balayette, clé de bras, je glisse entre ses pattes, je plonge ma lance dans son ventre. Il y a du sang partout, ça jaillit en torrent !
Là, bien sûr, j'ai plus de chances d'avoir votre attention. Là il y a de l'action, du conflit, un héros, c'est formidable. Mais c'est aussi un problème parce que ce type d'histoires n'est que l'histoire du héros.
À force d'entendre une histoire de chasseurs, on a oublié les cueilleurs et on a formé une sorte d'équation vie-viande qui ne provient pas des valeurs nutritives de la nourriture mais des formes séduisantes du récit."
Ce long essai démonstratif pour illustrer par ses qualités pédagogiques, didactiques, humoristiques et intellectuellement appropriées le ton de la conférence et les qualités de celle qui la tient.
Je ne vais pas vous détailler, vous décortiquer le reste de la démonstration d'
Alice Zeniter.
Que je vous dise cependant que l'atelier d'écriture d'
Aristote sur l'art de la
poétique qui suit l'extrait auquel je viens de me référer est un pur moment de bonheur.
Le maître rend leurs copies à ses élèves. Un pseudo dialogue s'instaure entre
Aristote, qui défend mordicus son art, et Périclès qui s'en est éloigné, trahissant le maître et transgressant des règles qui se veulent figées dans le marbre.
De là un petit tour, un petit cours... c'est jubilatoire et passionnant sur le schéma narratif avec ses quatre "étapes" : la situation de départ et l'élément déclencheur, les péripéties dans l'action montante, le point culminant, l'action descendante et la résolution. Ou son substitut, le schéma actanciel : le sujet qui "veut" l'objet, aidé dans sa quête par les adjuvants mais freiné par les opposants.
Vous aurez droit au BBF ( Black Best Friend )... je ne vous en dis pas plus... aux James Bond girls... et surtout... à ne pas manquer, dans le cadre de " l'homme remarquable", l'opposition entre la réception faite à "l'homme normal" que voulait incarner Hollande, et celle reçue, au début de son mandat, au "Mozart de la finance", au "président jupitérien"...
Emmanuel Macron...
Dans "pleurer un personnage", l'auteure conférencière essayiste comédienne, nous explique pourquoi nous sommes capables de pleurer la mort d'un personnage fictif... ce que cela implique tant en ce qui concerne le processus d'identification, que le phénomène d'empathie, et naturellement la relation trompeuse entre réel et récit.
Car pour l'auteure, il n'est pas de doute... la fiction agit sur le réel.
Le récit, ce que l'on nous raconte impacte nos comportements... tel le montant de la dette qui angoisse plus de 80% des Français... la force des médias... et donc du récit.
NOTRE DETTE NATIONALE 10,567, 456, 564, 072 euros.
PART DE VOTRE FOYER 86,000 euros...
Entre vie quotidienne, littérature, poésie, théâtre, politique, place de la femme dans la société et par conséquent féminisme,
Alice Zeniter par un propos brillant mais accessible à tous, enlevé, ludique, drôle et moqueur, un propos qui, pour ne pas lasser son auditoire, opte pour l'échange complice "est-ce que je ne vous ennuie pas ?", "arrêtez-moi, sil vous plaît !"... nous montre et nous démontre que notre réalité n'est rien d'autre qu'un mille-feuille de récits... dont la structure a peu changé depuis ses origines ; l'évolution passera par la conscience et notre volonté de faire qu'elle advienne.
Si elle fait appel à de grandes figures comme ( entre celles déjà citées )
Umberto Eco,
Ursula le Guin,
Frédéric Lordon,
Arthur Conan Doyle,
Lucy Ellmann,
Toni Morrison,
Borges et beaucoup d'autres... sa conférence essai ne rate aucune cible visée... sans agressivité, juste avec la précision de celle qui ne s'en laisse pas conter et qui nous raconte comment et pourquoi à notre tour nous ne pouvons rester dupes des ombres que nous regardons défiler sur le mur de notre caverne.
Pour ça, rien ne vaut une balade en forêt... une maïeutique sylvestre qu'elle partage avec nous et quelques hôtes illustres.
Pour clore ce petit bijou,
Alice Zeniter nous livre sa bibliographie... encore une occasion de nous prouver à quel point il est possible de dire des choses sérieuses tout en autodérision.
J'ai adoré ce bouquin !