LISA BRENNAN-JOBS REVIENT SUR SON ENFANCE TUMULTUEUSE AVEC SON PÈRE, STEVE JOBS
Les hommes apportaient de la vie. On ne s'en rendait pas compte jusqu'à ce qu'ils soient partis, et alors tout retombait à plat, sans entrain ni surprise.
Nous ne pouvions pas être heureuses en même temps. Son envie - de vivre plus, de plaisir, de mordre dans la figue de Barbarie - résonnait en moi comme un danger. Mon bonheur était pris sur le sien, dans sa réserve à elle, quantité limitée que nous devions partager. Si elle en avait, j'en étais privée ; si j'en bénéficiais, il n'y en avait pas pour elle. Comme si l'économie émotionnelle du monde signifiait qu'il n'y avait jamais assez de bonheur pour nous deux au même moment.
À cette période, j'alternais les phases dans lesquelles j'avais pitié de lui avec d'autres où j'étais sous sa coupe. Il était ratatiné et faible, puis immense et impénétrable, plus grand que nature. Ces deux impressions se bousculaient en moi, sans se recouper.
Tous, nous lui passions ses excentricités, ses propos véhéments sur les autres, parce qu’il était brillant et qu’il se montrait parfois aussi agréable et pertinent. En cet instant, j’ai surtout senti qu’il n’hésiterait pas à m’écraser si je le laissais faire. Il me répéterait sans cesse à quel point j’étais insignifiante, jusqu’à ce que je finisse par le croire. En quoi cela m’aidait-il, qu’il soit un génie ?
En revanche, elle m'avait, moi, et mes missions étaient au nombre de deux : premièrement, la protéger afin qu'elle puisse, elle, me protéger ; deuxièmement, la façonner et l'endurcir pour qu'elle affronte le monde extérieur - comme on passe une surface au papier de verre afin de mieux faire adhérer la peinture.
Pour moi, nous étions comme sur une balançoire: quand l’une de nous avait le pouvoir, de l’importance ou était heureuse, l’autre se flétrissait immanquablement. Quand je serais encore jeune, elle serait vieille. Elle aurait l’odeur des vieux, l’odeur d’eau croupie des fleurs fanées. Moi, j’aurais la fraîcheur, la nouveauté, et la senteur des branches tout juste coupées.
L’argent, quand nous en avions, partait vite, filait, brûlait comme du petit bois. Nous en avions juste un peu, ou pas assez. Si ma mère n’était pas douée pour économiser ni même gagner de l’argent, en revanche, elle adorait la beauté.
Quand j'étais petite, ma mère m'avait raconté que tous les enfants naissaient avec des ailes, mais que les médecins les coupaient à la naissance. Les omoplates sont ce qu'il en reste.
Quoi qu’il en soit, j’ai eu le sentiment que ces années m’avaient modelée, avaient façonné les sentiments intenses que j’éprouvais parfois pour d’autres, comme s’ils étaient moi. L’absence de mon père conférait aux décisions de ma mère une dimension théâtrale, comme si tout se jouait devant un grand rideau noir.
Plus tard, j’en ai voulu à ma mère des difficultés que j’éprouvais à m’endormir dans une chambre dès qu’il y avait le moindre bruit.
Elle supposait peut-être que j’ignorais ce à quoi était censée ressembler une famille, mais un jour, à peu près à cette époque-là, alors que je poursuivais sur une aire de jeux un garçon avec une paire de chaussures trop grandes, elle m’a entendu lui dire, d’un ton empreint de mépris: «Toi, tu n’as même pas de père.»