[...] je rencontrai mon ami chez lui pour la dernière fois. Il paraissait heureux, et me dit en me montrant tous ses riches et rares miroirs, ses glaces profondes, où il se répercutait comme la voix dans une grotte à mille échos : "Voyez! je ne suis plus seul. Je vivais trop seul. Mais les amis, c'est si étranger, si différent de nous! Maintenant, je vis avec une foule - où tout le monde est pareil à moi."
L'ami des miroirs. Georges Rodenbach
Le "fantastiqueur" le plus original et le plus puissant du XXème siècle est sans aucun doute l'auteur du "Terrier", de "La Colonie pénitentiaire", Franz KAFKA. Avec lui, nous pénétrons dans un monde où s'accusent avec brutalité les contradictions les plus angoissantes de la vie moderne, un monde plein d'escaliers sans fin, de corridors sans issue, d'actes sans signification, un monde rigoureusement clos, étouffant et absurde.
[Pierre-Georges CASTEX, "Le Conte fantastique en France", éd. Librairie José Corti (Paris), 1951]
Lorsqu'un de nous enrage, il a du moins la ressource d'envoyer au diable celui qui l'irrite. Le diable n'a pas cette douceur. Aussi y a-t-il dans toutes ses colères une pointe qui rentre en lui-même et qui l'exaspère.
Victor Hugo. Le diable chiffonnier.
L'âge proprement classique de la littérature française s'étend sur une vingtaine d'années, qui sont les plus belles d'un grand règne. Les tendances de l'âge précédent demeurent ; mais elles sont disciplinées ou endiguées. Dans tous les domaines triomphent l'ordre et le "goût".
[...]
Les écrivains demeurent soumis aux règles de l'art. Chapelain, théoricien aux idées étroites, poète à l'inspiration pompeuse et conventionnelle, est officiellement chargé de dresser la liste des auteurs à admettre au bénéfice d'une pension royale. Des grammairiens, comme le père Bouhours, continuent l'œuvre de Vaugelas et précisent le bon usage, que les dictionnaires vont bientôt codifier. Cependant, plus que l'âge de la règle, le classicisme est l'âge du "goût". Les pédants, qui entendent imposer des lois arbitraires, ont moins de crédit vers 1670 qu'ils n'en ont eu vers 1740. "La grande règle de toutes les règles est de plaire", a proclamé Molière par la bouche d'un de ses personnages. Or, pour plaire, il faut un "je ne sais quoi", qui est le propre du goût. Les œuvres régulières et médiocres sont nombreuses, mais peu appréciées ; au contraire, Molière, La Fontaine, s'imposent par l'ascendant d'un génie qui ne va pas sans quelques liberté. C'est un équilibre entre la qualité de l'inspiration et la perfection de la forme, magnifiquement illustré par Bossuet et Racine, que s'attachent à définir Pascal et Boileau, théoriciens du "bon goût", mais ennemis jurés du pédantisme.
Par réaction contre la solennité morose des dernières années du règne de Louis XIV, la Régence marque les débuts d'une ère de frivolité et de plaisir. Les philosophes empiristes de l'école anglaise contribuent à répandre une morale facile, qui incite à la joie de vivre :
Voici le temps de l'aimable Régence,
Temps fortuné marqué par les licences,
s'écrie Voltaire. Les hommes au pouvoir donnent eux-mêmes l'exemple de mœurs dissolues : le Régent, "fanfaron de vices", festoie dans sa résidence du Palais-Royal avec les "roués", ses compagnons de plaisir.
La passion du jeu et surtout la passion du théâtre se développent dans des milieux de plus en plus étendus. Toute la France "cabotine" : on joue la comédie chez la duchesse du Maine, à Sceaux ; chez la marquise de Pompadour, à Versailles ; on interprète des opéras-comiques sur de petits théâtres de marionnettes ; acteurs professionnels et gens du monde collaborent ces divertissements, qui sont suivis de soupers fins ; l'habitude de donner la comédie fait considérer la vie comme une pièce de théâtre, où chacun tient son rôle sans rien prendre au sérieux.
La transformation des mœurs exerce une action sur les arts et la littérature ; les gracieuses fantaisies de Watteau et de Lancret, peintres des "fêtes galantes" ; les Lettres persanes et Le Temple de Gnide de Montesquieu, Le Mondain de Voltaire, reflètent les goûts d'une époque élégante, mais frivole, et assez cyniquement épicurienne.
Le nouveau théâtre
Parallèlement à ce qui se passait vers 1950 pour notre roman, un certain nombre de dramaturges, sans se concerter, eurent en commun l'intention de renouveler le théâtre en rompant avec la plupart des critères jusqu'alors acceptés : temps et lieu, action, caractères, langage. Dans le "Nouveau Théâtre", le déroulement d'une pièce n'est déterminé ni par un temps, ni par un lieu précis. L'action ne comporte plus une exposition, une crise et un dénouement : elle est réduite au minimum, parfois inexistante. Les personnages sont, en général, dégagés de toute appartenance sociale et vidés de tout contenu psychologique : ce sont des archétypes presque sans visage, quelquefois sans nom. Le langage enfin tend à ne plus être considéré comme un moyen de communication : son incohérence et son vide révèlent le néant de notre existence. Considéré sous son aspect positif, le nouveau théâtre est un tableau de la condition humaine aux prises avec un univers absurde ; mais il ne disserte pas sur la détresse de l'homme, il se contente de la montrer, en utilisant au maximum les éléments visuels du spectacle : gestes, lumière, sons et surtout objets. Enfin, le nouveau théâtre présente un dosage original de comique et de tragique.