Tiphs

Leah apprenait à se reposer un peu plus sur les autres. Pour elle qui avait toujours été de nature solitaire, l'adaptation était ardue.

Sa mère - sa mère qu'elle ne reverrait jamais - l'avait toujours poussée à extérioriser ses sentiments, quels qu'ils soient. Selo elle, partager ses angoisses, ses joies et ses peines était indispensable à un bon équilibre mental - raison pour laquelle Leah avait été traînée de psychologue en psychologue tout au long de son adolescence. A croire qu'il était trop difficile d'accepter les gens tels qu'ils étaient.
Ca ne l'avait pas aidée. Au contraire : à force d'injonctions et de questions intrusives de la part de sa mère, elle avait développé une volonté farouche de ne rien laisser paître de ses tourments intérieurs. Si personne n'y voyait rien, alors tout allait bien.
Résultat, elle n'arrivait plus à exprimer quoi que ce soit... jusqu'à l'explosion.

- Tu sais, reprit Lani d'une voix douce, le courage ne s'apprend pas. Tu as peut-être désobéi aux ordres ce soir-là, tu n'en as pas moins montré beaucoup de courage. La bonne nouvelle, c'est qu'il est plus facile d'apprendre à réfréner ses ardeurs que de changer un lâche.

La culpabilité. Ce sentiment insidieux contre lequel il semble facile de lutter tant qu'on n'y fait pas face soi-même - en allant prendre l'air, par exemple, ou en tabassant un pauvre sac de sable suspendu dans une salle d'entraînement. Ou encore en arrêtant simplement d'y penser. Ca paraît si simple.

- Je veux me battre, répliqua-t-elle durement.
- Pourquoi ?
- Parce que...
Parce qu'elle en avait envie. Non : besoin. Parce que sa première vie n'avait été qu'une succession de fuites pour éviter de s'impliquer dans ce qui comptait vraiment. Parce qu'elle n'avait fait que se lamenter sur son inutilité alors qu'en réalité, elle aurait eu mille façons de s'investir, mais avait été trop aveugle ou trop égoïste pour les chercher, trop soucieuse de garder son petit confort. Parce qu'elle ne voulait plus jamais, jamais, jamais laisser passer une occasion de changer les choses.
- Parce que je ne veux plus me trouver d'excuses alors que je peux faire une différence.
Elle réalisa alors à quel point elle le pensait.
Car, pour la première fois de sa courte existence, Leah tenait une chance de changer les choses, de les changer vraiment, autrement qu'en se révoltant depuis son ordinateur pour se donner bonne conscience.

Les griffes du doute recommencèrent à effleurer ses entrailles de leur caresse désagréable.

Mais aussi bien arrangée que fût sa chambre, Leah n'arrivait pas à y rester. Les souvenirs et les regrets rôdaient dans la pièce, prêts à fondre sur elle au moindre signe de faiblesse. Pire ; depuis peu, ils la suivaient où qu'elle aille. S'entraîner se révélait la seule solution viable pour les tenir à distance et se libérer du peu de leur poids.
Ca fonctionnait assez bien. Sans personne pour assister à ses prouesses, Leah se défoulait sans se soucier du ridicule et enchaînait des mouvements plus audacieux et improbables les uns que les autres, s'imaginant tour à tour super-héroïne, samouraï ou Jedi.
Ca lui procurait des sensations incroyables. En dépit de la fantaisie de ses enchaînements, elle se sentait plus forte que jamais. Aujourd'hui tout particulièrement.

Mais peut-être qu'il se trompait. Peut-être Leah comptait-elle parmi ces gens profondément altruistes qui se sentaient responsables de tous ceux croisant leur route. Peut-être cachait-elle une violence latente qui attendait son heure pour exploser. Ou peut-être cherchait-elle simplement à oublier son désespoir sans se soucier des conséquences, dussent-elles lui coûter la vie. Les suppositions n'en finissaient pas.

Pour autant, la jeune femme ne lui semblait pas du genre à aimer verser le sang. C'était même plutôt l'inverse : derrière le désespoir qui menaçait de la submerger, il ne discernait qu'une âme lumineuse, teintée de mélancolie, mais préservée des ténèbres dans lesquelles lui-même baignait - dans lesquelles ils baignaient, tous.

Tout en Leah respirait la passion. Ses réactions, sa manière de se jeter à corps perdu dans ses exercices, la façon dont elle lui tenait tête quand elle s'estimait flouée malgré la crainte respectueuse qu'il lui inspirait... La moindre de ses émotions transparaissait sur son visage en dépit de ses efforts pour les dissimuler, et il devait avouer qu'il prenait un malin plaisir à la taquiner juste pour lire sur ses traits tout ce qu'elle n'osait jamais formuler à haute voix. Dans l'espoir, aussi, qu'elle finisse par laisser sortir tout ce qui la rongeait.
Il la sentait perdue, triste et en colère. Déterminée, également. Sa force de caractère, mise en sommeil par les récents chamboulements, se réveillait petit à petit à force d'être poussée dans ses retranchements. Il n'en faudrait pas beaucoup avant qu'elle explose et se défasse de ses sentiments négatifs. Après ça, Zam espérait de tout coeur qu'elle serait en mesure d'avancer.

Elle savait qu'on ne la retiendrait pas si elle désirait s'en aller, tout comme elle était parfaitement consciente de ce qu'on lui avait offert : un toit, des vêtements, du temps. Un objectif. Des gens sur qui compter, si elle l'osait.

- Je t'aime tellement, ma chérie.
Moi aussi, voulut-elle répondre, mais les mots restèrent coincés dans sa gorge tandis que la vision de sa mère partait en fumée.
Que veux-tu ?
Les murmures parurent se rapprocher, attirés par la détresse de la jeune femme. Où était-elle ? Que faisait-elle ici ? Elle ne se rappelait pas. Alors comment aurait-elle pu savoir ce qu'elle voulait, si ce n'était, tout simplement, vivre un peu plus longtemps ?
Vivre.
De nouvelles silhouettes se formèrent autour d'elle, emplissant peu à peu les rues. La température augmenta sous les rayons du soleil et quelques rires s'élevèrent, en une douce mélodie joyeuse qui réchauffa l'âme de Leah.
Vivre. Comment ?
Les passants l'effleurèrent sans la voir, s'interpelant le sourire aux lèvres. Leurs vêtements colorés ne ressemblaient en rien aux modes actuelles, les tuniques de tissus chatoyants portées aussi bien par des hommes que par des femmes, parfois agrémentées de capes, de turbans ou de bijoux de cuir et de pierres. Le contraste qu'ils offraient avec l'architecture cristalline de Dianoia était saisissant, et l'ensemble dégageait une merveilleuse impression de sérénité.
Leah ferma les yeux et inspira à fond. Sous sa langue, l'air avait un goût d'embruns et de cannelle, familier et réconfortant.
Les habitants étaient heureux ici, c'était indéniable. Ils vivaient une existence tranquille, en harmonie avec leur environnement, dans une société où chacun semblait trouver sa place. Un bon endroit pour commencer une nouvelle vie....
Comme s'il avait attendu cet aveu, le décor disparut dans un tourbillon d'obscurité aussi rapide qu'inattendu. Leah se sentit tomber - couler.
Elle tenta de se rattraper à quelque chose, de retenir cette vision, mais le néant avait tout englouti, et elle dut se concentrer sur les battements de son coeur pour ne pas céder à la panique.
Tout irait bien. Elle était en vie.

Elle se trouvait au beau milieu d'une baie. D'une immense baie, même, dont les eaux calmes rejoignaient l'océan d'un côté et, de l'autre, au-delà d'un réseau de passerelles, se perdaient entre d'imposantes bâtisses à l'aspect cristallin. Posées sur l'eau tels des dizaines d'îlots, des tours arrondies, verrières et autres bâtisses aux toits en coupole piqués de végétation réfractaient la clarté lunaire en milliers de cristaux. De délicats ponts à l'architecture effilée reliaient entre eux les différents quartiers. En contrebas, le relief en terrasse du sol créait de larges chutes d'eau, obligeant les habitants à échelonner leur ville sur plusieurs niveaux. A croire qu'ils préféraient s'adapter à la nature plutôt que de la modeler selon leur désir. Le tout donnait l'impression d'une cité précieuse, fantastique et paisible, en parfaite harmonie avec son environnement.

Fichus abdos.

Quel dommage que cette porcelaine soit trop chère pour être lancée sur les gens.