Abdelmalek el Ouazzani

Lorsqu'il dort au Bourget avant le départ,un incendie éclaire les ténèbres.
Lorsqu'il s'évanouit aux yeux des hommes, une brume insondable se referme derrière lui.
Rien ne lui a manqué, pas même les années noires,les petitesses et la servitude de l'argent. La noblesse avec laquelle il a tout traversé rend sa disparition inadmissible.
Elle est cependant le seul paragraphe qui lui convienne.

Il fila vers le Bourget.
Une demi-heure plus tard, freinant devant les bâtiments, il fit demander son ami Jacques Mortane.Celui-ci nous a laissé une relation de sa visite.
Nungesser est là,en chair meurtrie et en os brisés.Avec stupéfaction, je le reconnais, la tête entourée de pansements, des béquilles à ses côtés. Parlant avec peine, il me dit :
-Je suis venu te dire bonjour.Ça va maintenant. Je vais faire un vol pour voir si ça peut gazer.Je suis curieux de me rendre compte si,avec ma jambe dans cet état, je puis faire le looping.
J'avoue franchement mon effroi en imaginant que ce grand blessé partait allègrement vers la mort. Je cherchai à l'en dissuader.
-Mais non,je t'assure. Je suis convaincu que cela doit rendre!....
Je le quittai et racontai ma conversation à mes camarades : Il bluffé ou il va se tuer,telle fût leur conclusion. Or ,moins d'un quart d'heure plus tard, un Nieuport vint évoluer à moins de cent mètres au dessus de nous, vrillant,tournant, bouclant la boucle,faisant des tonneaux : un meeting de grand virtuose. Nungesser était toujours Nungesser. Nous n'en croyions pas nos yeux.

La rencontre fortuite d'un compatriote épris d'aéronautique ramena Charles vers l'aviation. Cette fois, l'affaire était sérieuse et Nungesser put voler.Ce que fût le premier essai,il l'expliquait à Saladin lorsque leurs deux escadrilles furent réunies près de Bar le Duc:
-J'arrive au terrain.... Il y avait en tout et pour tout un vieux Blériot et un coucou étrange dont je n'ai jamais su la marque... Je regarde comment le pilote s'y prend et,quand il atterrit,je lui demande : Je peux essayer ? Il se paie ma tête et va rigoler de moi avec ses copains. La colère me gagne, je m'aperçois qu'il a laissé tourner son moulin, je grimpe dans le zinc, je pousse la manette, je roule comme si j'étais saoul....Pas moyen de marcher en ligne droite....Derrière moi, j'entends gueuler en espagnol ; alors je mets toute la gomme,je tire sur le manche.... Tu parles d'un cabré!J'ai tout de suite compris qu'il fallait rendre la main, mais j'étais déjà à cinquante mètres.... En guise de palier au ras des marguerites, c'était plutôt le genre terrasse de gratte-ciel !.... Pour finir, J'ai fait un atterrissage de cochon !

Pour étrenner son Nieuport,Charles alla se livrer sur Nancy à l'une de ses habituelles débauches d'acrobaties : glissades,piqués sur les carrefours, feuilles mortes, virages au ras des toits.Toutes les grandes rues reçurent sa visite vombrissante,à si faible altitude qu'un groupe d'habitants déposa une réclamation au chef d'escadrille.
Nungesser termina sur le terrain par des cabrioles à la Pégoud,réduisant comme s'il allait se poser, remettant la gomme, grimpant à la verticale, bouclant le looping qu'il acheva à cinquante mètres du sol.
À l'atterrissage, le capitaine accueillit le fantaisiste avec fureur. Comme Nungesser voulait se justifier,il ajouta :
-Si vous tenez absolument à faire l'acrobate, allez le faire au dessus des boches.....Pas ici!
Charles, livide,les lèvres contractées, attendit que son chef se fût éloigné et jeta rageusement à Pochon :
-Fais le plein!
Il décolla.
Ses camarades purent le suivre à la jumelle. Sur le plateau voisin, où les allemands avaient installé un aérodrome, Nungesser fit, à faible altitude, un récital des figures les plus difficiles. Pendant plus d'une heure, il tint l'air ; l'ennemi stupéfié n'osait intervenir probablement par crainte d'abattre un des siens,pilotant un appareil français.
Charles revint, calmé,les cheveux embrouillés par le vent et,sautant de sa carlingue, arrachant son passe-montagne, il se présenta devant son supérieur :
-C'est fait,mon capitaine....
-Quoi?
-Ce que vous m'avez ordonné.J'ai été faire l'acrobate sur le terrain ennemi.
Ce fut une première note de service :

AVIATION PUNITION

Huit jours d'arrêts simples:adjudant Nungesser, escadrille N 65.
Ordre du commandant de groupe :
Malgré la défense formelle répétée deux fois,a fait,au cours d'un vol,des excentricités au dessus du plateau.

Le 29 Janvier 1916,il voulut essayer un Pionnier qui sortait d'usine. Dès le décollage, l'appareil se mit en vrille, trop près du sol pour que le pilote pût l'en sortir.Il s'écrasa dans un champ aux environs de Versailles.
Des paysans se précipitèrent, arrachèrent des débris de l'avion un Nungesser respirant à peine, les deux jambes brisées. La mâchoire fracassée. Il fallut dégager la tête du manche à balais qui l'avait défoncée au moment du choc.On transporta à l'hôpital une loque humaine demantibulée,inerte,dont le palais crevé ruisselait de sang,et que les chirurgiens envoyèrent directement à l'amphithéâtre, car,dans le trajet, Charles semblait avoir cessé de vivre.
Par chance, une heure plus tard, une infirmière remarqua avec effarement :
-Il respire....

Dès lors Pochon s'attaqua à Charles comme un éleveur à son poulain.Le calot sur la nuque, le mégot à la bouche, toujours prêt à tirer le rire d'une situation dramatique, il soigna l'appareil et accabla le pilote de sa vigilante et moqueuse affection. Entre eux ,les incidents, que Pochon appelait des prises de bec,devinrent quotidiens. Les difficultés du métier en étaient le prétexte.Lorsque le mécanicien, les doigts poissés de graisse, s'escrimait en pestant sur un boulon particulièrement rétif, Charles lui disait,pour l'encourager :
-Si tu consentais à te salir les mains !....
Un jour, Pochon ayant réglé au poil le moteur,appela son pilote pour qu'il l'écouta tourner. Nungesser fit semblant de ne pas entendre et s'adressa à un camarade :
-Demande donc à la popote qu'ils arrêtent de moudre du café !
Le mécanicien ne se privait pas de rendre la raillerie avec les intérêts. Le 1er Mai,lorsque Charles, bombardant la pièce lourde qui tirait sur Dunkerque, fût étourdi par un éclat qui pénétra dans son passe-montagne,Pochon se pencha par-dessus bord,pour crier aux artilleurs allemands:
-Le même..... deux centimètres à gauche !

Leur gloire est d'être partis après avoir soigneusement pesé leurs risques et leurs chances. Le point géographique de leur chute est secondaire. Il est seulement permis de souhaiter que la mort ait été instantanée. La vision de l'Oiseau Blanc ballotté sur les vagues, secoué par la tempête de neige et de vent, avec ses deux passagers désespérément seuls, est hallucinante.....