Hier soir, quand j’étais prise dans le chatoiement des étoiles, tenant la barre tandis que Mateo dormait, je suis passée par un moment de jubilation, de gaîté si extrême que j’avais l’impression que tout ce scintillement était la manifestation de ma propre allégresse.
Des brigands ! Comme dans les films de kung-fu. De patibulaires bandits de grand chemin ! Je cours si vite que si jamais je trébuche, c’est sûr, je me péterai au minimum les dents et une jambe, les brigands n’auront plus qu’à se baisser. Est-ce qu’ils tranchent encore les têtes comme ils le faisaient autrefois ? J’ai l’impression d’en voir un derrière chaque arbre.
« Tu ne sens pas la chaleur quand tu fais ça?»
Monsieur Lin tend lentement le bras vers l’avant, la main ouverte, comme s’il repoussait l’air de sa paume.
Je l’imite, je ne sens toujours rien.
« Concentre-toi. Pense que tu envoies de l’énergie, ou de la lumière si tu préfères, et recommence. »
Je refais le mouvement. Il me semble que cette fois, j’ai senti quelque chose. Il met sa paume à quelques centimètres de la mienne. En effet, ma main est devenue chaude.
« C’est ça, dit-il. Si tu t’entraînes régulièrement, tu pourras éteindre la flamme d’une bougie, en dirigeant ta main vers elle, à un mètre de distance… Pour commencer… »
Je hoche la tête.
Contrairement à ce qu’on pourrait croire, je ne répète pas une séquence d’un film de kung-fu, non. Je suis simplement les enseignements de monsieur Lin, maître de qigong et docteur en médecine traditionnelle chinoise.
À nous les aventures et les histoires à dormir debout, à vivre éveillées, à reprendre haleine, à nous la route et les vagues, à nous le grand air, les rencontres et les courses éperdues, à nous le globe. Je t’emmène ! Nous allons rallier Ouessant, où on s’embarquera sur le voilier de mon copain Pierre, pour les Canaries, avant de poursuivre sur le bateau de Mateo, le Luna de Mayo, pour faire la transatlantique jusqu’au Brésil, via le Cap Vert. Tu te retires du monde, bien. Dans le même temps tu seras, donc, traversée par le monde!
Parce que monsieur Lin, par ailleurs, s’occupe de tout ce qui est paranormal : désenvoûtements, évacuations d’esprits contraires, expulsions de fantômes hors du logis, traductions de demandes de réparation faites par certains défunts, etc.
Il n’est pourtant pas dans mes habitudes de participer aux rites des endroits où je suis de passage. Je ne me suis pas mise à prier tournée vers La Mecque au Maroc, par exemple, ou en Turquie, à l’appel du muezzin, non plus qu’à chanter du gospel dans la petite église de San Francisco où j’avais accompagné une amie. Non, loin de moi la vision du monde comme un vaste parc d’attractions où chacun devient, au choix, gitan danseur de flamenco à Grenade ou aborigène joueur de didjeridoo dans le bush australien.
Elle m’a regardée avec un sourire d’une telle gentillesse que j’ai laissé ma main dans la sienne et que je l’ai suivie, sans plus réfléchir, la poitrine prise dans un étau, avançant avec une lenteur infinie vers toujours plus d’obscurité, les deux parois collées à moi comme dans un cauchemar. Emmurée dans le noir devenu total, je serrais sa main chaude dans ce conduit où nous étions obligées de nous déplacer en crabe, en prononçant avec elle, en boucle, des mots qui signifiaient : Ma vie change de sens.
Taux de réussite une chance sur deux, tu m’as dit au téléphone, et le médecin qui pense que ce qui fait pencher la balance, c’est peut-être la foi ? Alors je n’ai aucun doute, tu pars avec trois longueurs d’avance. Parce que s’il y quelque chose qui ne te fait pas défaut, c’est bien ça, ô éternelle amoureuse du genre humain, toi qui penses qu’on a tous la nature de Bouddha. Ta foi soulèvera tous les obstacles, je n’en doute pas. Et la mienne te soutiendra.
Un virus qui s’en prend au cœur, c’est tellement singulier… Ne reviens pas Gaële, ne viens pas te transformer en garde-malade, cours plutôt, navigue, vole, comme tu l’avais décidé. C’est ce que tu peux faire de mieux pour moi. Mais s’il te plaît, écris-moi, envoie-moi des mails, raconte-moi ce que tu vis, ce que tu vois, et si tu ne vis et ne vois rien que tu aies envie de me relater, tu pourras toujours inventer.
Frénésie des pensées. J’ai un imbroglio dans la tête. Comme j’aspire au vide… Comme je suis fatiguée de ces constructions inextricables.
Que de places fortes nous bâtissons autour du chaos, autour d’enchevêtrements de fils de pensées en sarabande continuelle.