Dépourvu d'illustrations des horreurs qui l'ont inspiré, le recueil de graffiti d'Auschwitz est depuis sa naissance un monument de papier rongé par le temps, celui qu'il traverse et celui dont il traite, ainsi que de l'oubli qui menace la plupart de ses signataires. Son caractère provisoire nous invite mystérieusement à le respecter. On ne saurait prévoir ce qu'il nous réserve encore. Comme tout livre de ce type, il vit en perpétuelle gestation. Personne ne peut le lire, le parcourir, en lui assignant le moindre terme. Aussi longtemps que durera la volonté d'imprimer au souvenir d'Auschwitz un cachet officiel, des volumes s'ajouteront aux volumes déjà remplis de ce Livre.
E.B. altéré de blancheur neigeuse, comme beaucoup d’économistes et de financiers, flirte dangereusement avec le noir et brulant manichéisme ; A Auschwitz, il crut reconnaître une matérialisation de son ennemi, le Mal. Nous pourrions l’inviter à en citer d’autres, pour nous instruire de la comparaison. Hitler et les siens furent-ils une incarnation du mal ? Cela supposerait que le mal leur préexistait et leur survit, qu’ils n’en furent que les médiateurs, les ambassadeurs en ce bas monde. Si le mal est responsable de tout, quel aubaine pour les coupables !
Certains se paient une visite éclair. Ce sénateur des Français de l'étranger, par exemple. En sa compagnie, nous finissons notre déjeuner chez le consul. Soudain, il jette un coup d'oeil sur sa montre : "Nous avons tout juste le temps de nous rendre à Auschwitz", prévient-il. Et chacun d'avaler en hâte son café pour que monsieur le sénateur ne soit pas privé d'inscrire le camp sur son agenda, entre le repas consulaire et l'avion pour Varsovie.
Quelques semaines avant la visite de Jacques Chirac, un diplomate me téléphona de Varsovie pour un petit service qui ne correspondait en rien à mes attributions. Il s'agissait de relever dans ce qu'il appelait le Livre d'or d'Auschwitz, bien que l'expression polonaise "Livre du souvenir", soit préférable, les inscriptions des chefs d'Etat et de gouvernement français qui s'étaient rendus là précédemment et d'en communiquer les textes à l'ambassade, qui les transmettrait à Paris au ministère des Affaires étrangères, lequel les ferait connaître à l'Elysée. D'où venaient les instructions? Je l'ignore. Un personnage du ministère ou de l'Elysée désirait sans doute que Chirac prît connaissance des graffiti de ses prédécesseurs afin de s'en inspirer pour écrire autre chose. J'acceptai l'officieuse mission diplomatique et littéraire que l'on me proposait. Qui aurait pu prévoir les surprises qui m'attendaient dans un Livre dont je serais, selon toute vraisemblance, un des premiers lecteurs?
: « Le moment est proche aussi où les formules émues, repenties, roboratives utilisées là seront épuisées, ainsi qu’il arrive aux marbres d’une carrière. L’on protègera les anciens graffitis d’Auschwitz avec autant de soin que les peintures rupestres de Lascaux et l’on se résignera à laisser gouvernants, sportifs et artistes reproduire à leur insu ce que d’autres écrivirent avant eux, à mouiller leur plume de l’encre de prédécesseurs ."