Quand ils amenaient le taureau...
...Ceux qui avaient été quelque chose, ceux qui ne l'étaient plus, mais s'obstinaient, pauvres esprits crédules et égarés, à croire qu'ils l'étaient encore (en se disant : peut-être que la paix n'est pas une nouvelle illusion malsaine, le mot paix, écrit non plus avec le sang, mais à l'encre, sur les cartes diplomatiques des Puissants de la terre qui s'étaient entre-égorgés quand ils étaient ennemis)... Ceux qui portaient des couleurs opposées, au moment où la paix proclamée mélangeait les couleurs : les républicains pleins de morgue dans leurs amples chemises noires, les aventuriers des montagnes et des anses secrètes du fleuve, le rouge d'un chiffon au cou, qui n'avaient pas accepté la paix et persistaient à se faire la guerre... Ceux qui, pour continuer à vivre, avaient besoin de la mort des autres (en se disant : mais que fait-on d'autre, sans presser sur la gâchette, dans les salons des Sommets qui décident du destin du monde ?)... Ceux que l'idée même de l'ennemi hantait et qui étaient décidés à se venger en tuant concrètement cette idée dans les corps qui l'incarnaient pour la voir s'écrouler à terre, la bouche ouverte et les yeux écarquillés, vaguement recouverte des chiffons qui furent de couleurs opposées... Ceux qui portaient dans leur chair de légitimes crimes de guerre...
Dans le Triangle formé par l'amazonie de Delta du Pô et les villages côtiers, avant-postes des villes qui renaissaient à une vie nouvelle... Dans ce Triangle qui fut rouge non par conviction ou par foi, mais du sang versé et mêlé aux eaux claires des mille ruisseaux... Ceux qui étaient comme ils étaient parce que, depuis toujours, l'homme est une chose et aussitôt ne l'est plus, la mémoire et le présent...
... Tous ceux-là cessaient de s'entretuer et déposaient momentanément les armes quand on amenait le taureau : un exorcisme contre les crues qui avalaient toute chose, toute possibilité de paix, de guerre, dans un néant recouvert d'une eau noire de boue et rouge du sang des noyés déchiquetés par des branches pointues comme des couteaux...
Nous étions à nouveau unis par un sentiment très pur, moi qui me cachais, et elle qui marchait en pleine lumière.Au fond, n'étais-ce pas toujours ainsi que nous avions vécu nos moments les plus intenses? Sans doute existe-t-il des sentiments si indéfinissables, qu'on ne peut que s'en souvenir. Il n'y a pas d'autre façon de les vivre.