Lune a vingt et un ans. Elle est étudiante en région parisienne. Depuis quelques années, comme beaucoup de gens de son âge, elle se demande quelle activité pourra convenir à occuper le reste de sa vie tout en lui assurant de quoi la gagner. Cette question l'a conduite à s'interroger sur les activités humaines en général, alors elle s'est inscrite en sociologie. Là, de fil en aiguille, en fonction des cours qu'elle a appréciés et des affinités avec les professeurs, elle se retrouve à préparer un mémoire de mastère sur les systèmes carcéraux en Europe dans la seconde moitié du vingtième siècle.
Elle se sentait en effraction et ce qui la troublait, c'est que cela lui plaise. Seulement, à partir de cette évidence se révélait une autre vérité : du plaisir pris à passer outre naissait une règle reconnue. Donc le plaisir d'Esther était conforme à une loi reconnue, celle qui prédit la joie de franchir les limites. On croit qu'on s'aventure vers des zones interdites, alors qu'on se soumet à un attrait tout naturel, et peut-être vital, prévisible et prévu. Rien n'échappe jamais à aucun commandement, et les autorités dominent même quand elles sont trahies. Pour ça, elle n'a pas ri.
Les grands sentiments dénaturent les tout petits. La matinée de Lune se déroule comme si elle était au cinéma. Elle assiste au spectacle de son existence, voltige autour des autres, croit lire dans leurs regards ce qu'ils ignorent d'eux mêmes. Pas un doute ne vient contrarier ce mercredi, ou faire tache dans ce ciel immaculé qui fonde un quotidien pourtant semblable à tous les autres, mis à part cette assurance tonitruante.
Les questions sur la féminité, pour la psychanalyse, renvoient souvent au texte de Joan Riviere : La Féminité en tant que mascarade. Rédigée en 1929, cette étude présente le cas d’une patiente qui paraît aller à l’encontre des clichés habituels, ceux qui voudraient que les femmes par le moyen de leurs effets, parures ou cosmétiques (par cette « mascarade »), aient avant tout le souci de dissimuler un manque. Joan Riviere écrit : « J’essaierai de montrer que les femmes qui aspirent à une certaine masculinité peuvent revêtir le masque de la féminité pour éloigner l’angoisse et éviter la vengeance qu’elles redoutent de la part de l’homme55. » Le terme de « parure », ici dans le sens de « se parer » du danger d’une vengeance masculine, se trouve pris à la lettre. Mais qu’il soit entendu dans un sens littéral ou dans le sens d’un ornement destiné à embellir pour attirer les attentions, dans les deux cas une mascarade s’opère par le moyen de cette parure, une dissimulation. Qu’il s’agisse de cacher ce qu’on n’a pas ou de camoufler ce qu’on a (ce « penchant vers une certaine masculinité »), la parure joue son rôle. Paraître pour cacher ce qui ne doit pas se voir renvoie à la fonction du masque : la parure provoque les mêmes effets que le masque. Et, pour procéder à ces dissimulations, les tissus, les étoffes sont les bienvenus. Car ce « masque de la féminité » se rapporte au corps en priorité. Les fards, les cosmétiques peuvent être également comparés à des masques, mais pour désigner une femme, c’est le vêtement, l’habillement, qui s’impose –la parure. Elle concerne le corps.
Gaëtan de Clérambault nous permet aussi de partir de ces cas extrêmes de « passion des étoffes » pour interroger plus généralement le penchant des natures féminines pour les tissus, les vêtements. La parure en effet, qu’elle soit vestimentaire ou qu’elle se présente sous forme de bijoux concerne surtout les femmes. Maupassant, dans sa nouvelle du même nom, dépeint non sans cynisme les mésaventures d’une jeune femme pour qui cet ornement a pris trop d’importance, car les penchants féminins pour les parures sont aussi facilement moqués, on parle de fanfreluches. Ces penchants attribués aux natures féminines sont aussi associés au besoin de séduire et la séduction provoque la méfiance. Le verbe séduire signifie par ailleurs « tomber dans l’erreur ; détourner du chemin de la vérité ». Il vient du latin seducere, de se-, indiquant séparation, et ducere, mener. Ainsi la séduction peut-être considérée comme une imposture, et bien souvent les femmes qui savent jouer de ces effets inspirent la suspicion ou la prudence.
Si nous parlions d’un paradoxe de l’imposteur dans la première partie de ce chapitre, paradoxe qui veut que, pour qu’il y ait imposture, nous devons parvenir à la désigner, ce qui signifie la démasquer, et de ce fait l’anéantir, ce paradoxe même se montre avec plus d’évidence lorsque nous l’appliquons aux images visuelles artificielles, qu’elles relèvent du domaine de l’art ou du domaine du spectacle. Dans le registre de l’art, répétons-le, les images tiennent compte du leurre qui les fonde. Elles insistent sur la manière particulière dont elles traitent leur sujet, et cette manière même, dans sa revendication, implique un consentement, une complicité avec leurs spectateurs, qui, pour les apprécier, doit saisir ce qui se montre derrière un masque, appréhender ce qu’elles laissent entrevoir, et suggèrent de surcroît.Dans le registre des images propres au spectacle, nous nous trouvons forcés d’accepter ce leurre en tant que vérité, au point d’oublier que nous nous trouvons bien face à une mise en scène, une illusion technique. Ces images propres au spectacle correspondraient à ces impostures qui ne sont pas démasquées, que nous ne pouvons pas même appeler des impostures. Dans la mesure où le déni de leur support s’impose pour que nous parvenions à les saisir, le masque de ces images ne se retire pas : ce n’est pas un masque. Plutôt qu’un masque, il est l’écran même qui produit leurs présences visibles, leurs présences d’apparence.
Ce conflit entre un moi idéal et un idéal du moi, pour reprendre les formulations de Freud, peut conduire à éprouver, provisoirement, le sentiment d’être un imposteur. Ici, l’identification révèle encore son caractère de leurre. Mais ce sentiment d’imposture ne fait pas de ceux qui l’éprouvent des imposteurs pour autant. Il questionne ce qui fait la nature de notre identité. Il provoque aussi probablement nos attirances pour toutes les histoires d’imposture. Dans la mesure où le nouage entre une image, un corps et son nom propre fonde nos identités, alors tout événement venu modifier le fil d’un seul de ces registres peut provoquer ce trouble, et nous faire connaître ce sentiment d’imposture. Un regard qui renvoie de nous-même une figure différente que celle à laquelle nous nous sommes identifiés ; ou de la même manière, l’accession à un titre ou à une fonction valorisante dans laquelle nous avions coutume de nous projeter comme vers un idéal, par le changement de place qu’elle signifie alors, cette accession peut déstabiliser, laisser croire qu’on ne mérite pas ce qu’on vient d’acquérir. Encore, en troisième lieu, un changement physique, qu’il soit causé par une blessure, ou par un simple changement de coiffure, peut aussi nous faire éprouver, de manière fugace ou pas, le sentiment de ne plus être qui nous sommes, de ne pas être à notre place, ou d’usurper celle d’un d’autre. Dans la mesure où ce sentiment d’imposture n’entrave pas nos actes, il n’a rien de pathologique. Au contraire, il révèle une lucidité plutôt saine, plus ou moins perspicace, qui permet d’entrevoir le caractère illusoire de ce qui fonde nos identités.
Le corps humain a toujours eu besoin de se couvrir. Sa manière de s'y prendre selon les époques laisse une trace historique. Les vestiges des vêtements du passé, comme les vestiges des leurs représentations peintes, dessinées, sculptées ou légendaires délivrent des informations précieuses sur les conduites et les mœurs de leurs usagers d'alors. Ces indices vestimentaires révèlent davantage d'information que les simples emplois fonctionnels que prenaient ces vêtements. Ils détiennent encore d'autres indications sur les procédés d'apparat par lesquels les groupes humains se réunissent et se distinguent les uns des autres.
Lune a vingt et un ans. Elle est étudiante en région parisienne. Depuis quelques années, comme beaucoup de gens de son âge, elle se demande quelle activité pourra convenir à occuper le reste de sa vie tout en lui assurant de quoi la gagner. Cette question l'a conduite à s'interroger sur les activités humaines en général, alors elle s'est inscrite en sociologie. Là, de fil en aiguille, en fonction des cours qu'elle a appréciés et des affinités avec les professeurs, elle se retrouve à préparer un mémoire de mastère sur les systèmes carcéraux en Europe dans la seconde moitié du vingtième siècle.