Il lui fallait tirer la conclusion de cette série de ratages : il ne parlerait pas à sa mère.Il n'oserait jamais. Ce n'était pas sa thèse qu'il refusait de soutenir, c'était son regard à elle, ses questions, sa déception aussi.
Depuis toujours, ses parents pensaient leurs interrogatoires délicats, des as de la discrétion, à glisser l'air de rien leurs questions à trois bandes. Pas un pour rattraper l'autre : ils devaient s'applaudir, le soir, se féliciter de leurs pensées subtiles, de leurs frappes chirurgicales.
Aucune remarque sur ce qu'il empruntait, pas un regard sur la dose de microfiches qu'il s'envoyait, rien, rien que le visage de pierre des bibliothécaires, lui garantissant un plongeon impeccable, une dilution complète dans les arcanes de la Très Grande Recherche.
Il n'irait pas voir le polar coréen, ni aucun autre film, il n'irait pas non plus s'attabler à la terrasse d'un coffee shop aux chaises design, ni dépenser l'argent qu'il n'avait pas qu'il ne lirait pas ou abandonnerait au bout de quelques pages.
Antoine n'était pas pressé. La routine du début de soirée prolongeait celle de la journée : les heures coulaient, engourdies, dans un silence entrecoupé de musique, de radio et de bribes de conversation. Une solitude améliorée.
Il aimait cette façon de désigner les choses sur l'île, ces appellations minimalistes, comme une envie de ne pas trop en faire, de ne pas trop s'en faire.
Une quinzaine de voix à l'unisson. C'était déjà ça, la moitié de récupérés. Les mots techniques tétanisaient les élèves, surtout au premier trimestre. Ils se rétractaient dans leurs blousons, le regard fuyant : trente-trois bernard-l'ermite qu'il fallait déloger, lentement, à l'aide de congénères plus téméraires.