"Changer : Méthode" d'Édouard Louis lu par Christophe Montenez l Livre audio
Tu ne peux plus conduire sans te mettre en danger, tu n’as plus le droit de boire d’alcool, tu ne peux plus te doucher ou aller travailler sans prendre des risques immenses. Tu as à peine plus de cinquante ans. Tu appartiens à cette catégorie d’humains à qui la politique réserve une mort précoce.
Pages 13-14, Le Seuil, 2018.
L’alcool remplissait la fonction de l’oubli. C’était le monde qui était responsable, mais condamner le monde, le monde qui imposait une vie que les gens autour de nous n’avaient pas d’autres choix qu’essayer d’oublier – avec l’alcool, par l’alcool.
C’était oublier ou mourir, ou oublier et mourir. Oublier ou mourir, ou oublier et mourir de l’acharnement à oublier.
Page 25, Le Seuil, 2018.
Si l’on considère la politique comme le gouvernement de vivants par d’autres vivants, et l’existence des individus à l’intérieur d’une communauté qu’ils n’ont pas choisie, alors, la politique, c’est la distinction entre des populations à la vie soutenue, encouragée, protégée, et des populations exposées à la mort, à la persécution, au meurtre.
Page 12, Le Seuil, 2018.
Les autres femmes s’interrogent à la sortie de l’école « L’autre elle a toujours pas fait de gosses à son âge, c’est qu’elle est pas normale. Ça doit être une gouinasse. Ou une frigide, une mal-baisée. »
Plus tard je comprendrai que, ailleurs, une femme accomplie est une femme qui s’occupe d’elle, d’elle-même, de sa carrière, qui ne fait pas d’enfants trop vite, trop jeune. Elle a même parfois le droit d’être lesbienne le temps de l’adolescence, pas trop longtemps mais quelques semaines, quelques jours, simplement pour s’amuser.
Hollande, Valls, El Khomri, Hirsch, Sarkozy, Macron, Bertrand, Chirac. L'histoire de ta souffrance porte des noms. L'histoire de ta vie est l'histoire de ces personnes qui se sont succédé pour t'abattre. L'histoire de ton corps est l'histoire de ces noms qui se sont succédé pour le détruire. L'histoire de ton corps accuse l'histoire politique.
Chez mes parents, nous ne dînions pas, nous mangions. La plupart du temps, même, nous utilisions le verbe bouffer. L’appel quotidien de mon père C’est l’heure de bouffer. Quand des années plus tard je dirai dîner devant mes parents, ils se moqueront de moi Comment il parle l’autre, pour qui il se prend. Ca y est il va à la grande école il se la joue au monsieur, il nous sort sa philosophie.
Parler philosophie, c’était parler comme la classe ennemie, ceux qui ont les moyens, les riches. Parler comme ceux-là qui ont la chance de faire des études secondaires et supérieures et, donc d’étudier la philosophie. Les autres enfants, ceux qui dînent, c’est vrai, boivent des bières parfois, regardent la télévision et jouent au football. Mais ceux qui jouent au football, boivent des bières et regardent la télévision ne vont pas au théâtre.
Chez ceux qui ont tout, je n'ai jamais vu de famille aller voir la mer pour fêter une décision politique, parce que pour eux la politique ne change presque rien. Je m'en suis rendu compte, quand je suis allé vivre à Paris, loin de toi: les dominants peuvent se plaindre d'un gouvernement de droite, mais un gouvernement ne leur cause jamais de problèmes de digestion, un gouvernement ne leur broie jamais le dos, un gouvernement ne les pousse jamais vers la mer. La politique ne change pas leur vie, ou si peu. Ca aussi c'est étrange, c'est eux qui font la politique alors que la politique n'a presque aucun effet sur leur vie. Pour les dominants, la politique est une question esthétique: une manière de se penser, une manière de voir le monde, de construire sa personne. Pour nous, c'était vivre ou mourir.

J'ai voulu restituer la violence de ce monde-là, qui est une violence très particulière, qui est une violence très forte, qui elle-même est due à la misère et à l'exclusion, qui est la violence partout, la violence de tous contre tous, des hommes sur les femmes, des hétérosexuels sur les gays, des ouvriers sur les Rmistes, des Rmistes sur les étrangers qu'ils voient à la télévision (puisqu'ils en croisent eux-mêmes assez peu). C'est des choses qui sont toujours très difficiles à dire parce que quand on parle de ces mondes-là, quand on parle de ces milieux-là dont on parle en fait quasiment jamais, parce que quand on parle des classes populaires, on parle en général des ouvriers, et on oublie ces gens-là, on n'en parle pas. Et si on parle de ces gens-là et de cette violence qui peut exister dans ce monde-là, on est toujours taxé de racisme de classe, voilà, ou de prolophobie, comme on dit. Alors que ça me semble absolument essentiel de montrer ces réalités-là si on veut les changer.
- source : interview Librairie Mollat
https://www.youtube.com/watch?v=RsJznxDpCLA
Je ne t'ai jamais dit qu’à l'école, quand en classe de sport les élèves devaient constituer des équipes, le plus souvent pour jouer au football ou au handball, je n'étais jamais choisi, aucune équipe ne voulait de moi. (Je ne suis pas triste en te le racontant aujourd'hui, je ne veux pas t'apitoyer, je veux que tu saches c'est tout, - remonter le temps.)
C'est une des scènes les plus banales et les plus attendues de la souffrance d'un enfant, n'importe qui a l'impression d'avoir vu ou entendu cette scène des milliers de fois dans la littérature ou au cinéma et pourtant c'était une des scènes qui me blessaient le plus. (p. 35)
Est-ce que tu souffrais de cette chose, de ce paradoxe ? Est-ce que tu avais honte de pleurer, toi qui répétait qu'un homme ne devais pas pleurer ?
Je voudrais te dire : je pleure aussi. Beaucoup, souvent.