Isabelle, Claire et Gilles vivent dans la vallée de la Santoire, avec leurs parents. Nous sommes dans les années 1960, la ferme dans laquelle le clan habite est isolée de tous. Quand le mariage de leurs parents vacille à cause de la violence du père, un paysan cantalou travailleur mais brutal, c'est tout l'avenir qui se fissure pour les enfants. Quel devenir pour la ferme, le cheptel, les traites ? Après des années de souffrances tues, sa femme se bat pour un divorce qui fait jaser une société encore fermée et inquisitrice. Dans ce court et magnifique roman de Marie-Hélène Lafon, Les Sources, l'autrice s'interroge sur la condition féminine et montre tout le travail du temps, dans un décor à la fois rude et grandiose.
Ce grand entretien sera l'occasion de revenir sur les thèmes récurrents de son oeuvre, tels que la solitude, les secrets de famille, le rapport à l'argent, au travail, au vivant, la vie sociale à la campagne.
Professeure agrégée de grammaire, née à Aurillac, Marie-Hélène Lafon est l'autrice de quatorze romans publiés aux éditions Buchet-Chastel. Elle a reçu le prix Renaudot des lycéens en 2001 pour Le Soir des chiens, son premier roman, et le prix Renaudot en 2020 pour Histoire du fils. Elle est également l'autrice de L'Annonce (2009), Les Pays (2012) et Nos vies (2017).
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La capacité de recommencement des femmes, et des hommes parfois, me terrasse, et m’émeut. C’est là, c’est donné, il suffit de regarder et d’écouter. Les femmes surtout, certaines, comme elles sont vaillantes, comme elles veulent y croire, et paient de leur personne, de tout leur corps qui fabrique les enfants, et les nourrit ; et elles se penchent, vêtent, nouent les écharpes, ajustent les manteaux, consolent vérifient admonestent caressent, ça ne finit pas. Comme elles sont dévorées et y consentent ou n’y consentent pas ou n’y consentent plus mais peuvent encore, font encore, parce qu’il le faut et que quelque chose en elles résiste, continue. C’est chaque jour et au bout des jours ça fait une vie.
L’homme n’a jamais beaucoup parlé ni compris ce besoin que les femmes ont, souvent, pas toutes les femmes mais presque toutes, de mettre des paroles sur les moments, sur les choses et sur les gens, entre eux, à leur propos, de dire pourquoi et de dire comment, de justifier et d’expliquer, de raconter, de remonter aux sources, de comprendre, de juger, de condamner, d’absoudre, de pardonner, d’éreinter les phrases et les mots, toujours les mêmes phrases et les mêmes mots.
Pâles et cravatés, altiers, encadrant leur mère en grand deuil, escortés par leur tante non moins endeuillée, Paul et George Lachalme se sont tenus devant le caveau orgueilleux, dans le froid bleu et mordant du pays haut. Ils ont serré des mains, embrassé des joues, balbutié les formules d'usage, reconnu des visages vieillis, ravalé des sourires et masqué des perplexités dont ils se feraient plus tard l'aveu, entre frères, dans l'intimité de la maison douce et chaude.
Il aimait les mots fou, folle, folie, s’affoler, follement, toute cette famille d’allumés que la psychiatrie officielle était en train de ravaler au rayon des insuffisants notoires et autres caricaturaux mal embouchés ; il les aimait pour le souffle, pour l’élan, pour l’éclat cru, parce qu’ils sont dansants et disent les choses et sont francs du collier ; fou était son préféré pour l’arrondi des lèvres qu’il suppose, comme un baiser tendre.
Je ne crois en rien, nous sommes seuls et nous ne serons pas secourus, mais j'aime les églises alanguies dans le creux des après-midi. Je ne parle pas des cathédrales orgueilleuses ni des basiliques perchées, ni de la Madeleine ni de Saint-Germain-des-Prés, ni de Saint-Etienne-du-Mont ni de Saint-Sulpice, je parle des églises sans qualité, des églises de semaine, assoupies, à peine frottées de catéchèse par des dames de bonne volonté que chapeaute de loin un prêtre encore jeune, expéditif et souriant. Même dans les villes, même à Paris, à l'heure du goûter, la trépidance ordinaire reflue dans le ventre des modestes églises de quartier ; la température y est à peu près constante, la lumière aussi, le temps s'y oublie, on y berce à bas bruit des douleurs irrémédiables, personne ne demande rien à personne, le confessionnel est vide, les araignées s'affairent, ça sent la poussière froide.
Isabelle disait que le chant réparait, et consolait de tout parce qu’il montait du ventre pour se mélanger à l’air, à la lumière, à d’autres voix, à la musique ; elle disait que le chant inventait de la joie.

Il faut que la jeunesse rie, elle soulignait cet adage de son index droit pointé, et appuyait sciemment sur le "e" final du verbe rire. Quand elle me faisait réciter mes conjugaisons, à l'école primaire, elle choisissait toujours des verbes joyeux, nous les appelions les joyaux de la couronne, récite-moi un joyeux joyau du troisième groupe Jeanne, et détache bien les lettres que je vois si c'est su ; nous avions des favoris, revivre, comprendre, résoudre, elle détestait conquérir et moudre ou traire, mais rire était notre préféré. Nous avions beaucoup ri avec Karim ; en cela aussi nous avions été jeunes. Aujourd'hui, dans le métro, dans le bus, ou dans la rue, ici dans l'avenue, devant le collège Courteline, il m'arrive encore de surprendre ces rires irrépressibles, cascadés, qui secouent à l'unisson et rassemblent une grappe mouvante de filles ou de garçons oublieux du monde sous le regard interrogateur, furibard, effaré des autres, des adultes, des vieux, des gens, des tristes, des assis, des rassis.
La cour est vide ; à cette heure les poules sont dans le pré, derrière la maison, et les chiens sont descendus à l’étable avec lui ; ils le suivent quand il se lève de sa sieste, ils lui obéissent, ils filent. Quand elle voit revenir les chiens, qui restent dans la cour et n’entrent pas dans la maison, quand les chiens passent devant le portail du jardin où se couchent derrière l’érable, elle sait qu’il n’est pas loin.
(pages 23-24)
Les trois prénoms reviennent toujours dans ses listes; trois enfants, trois prénoms, trente-trois hectares, trente ans.Elle s'accroche à ses listes.
La tante dit, en détachant bien chaque mot, on ne mélange pas les torchons avec les serviettes ; ou qui va à la chasse perd sa place, ou qui dort dine, ou qui sème le vent récolte la tempête, ou les chiens ne font pas les chats. Il sait par cœur toutes les phrases de la tante, surtout celles qu'il ne comprend pas, et les récite parfois, en silence, mot à mot, pour s'endormir, ou pour se calmer, pour se refroidir, comme maintenant, quand il sent qu'il voudrait sauter d'un seul bond les six marches de l'escalier et se poser sur l'épaule d'Antoinette, comme une hirondelle. La tante dit aussi, une hirondelle ne fait pas le printemps.