Son cœur se gonflait d'amour chaque fois qu'elle pénétrait dans une de ces pièces si familières. Oh, certes, il y en avait deux fois trop ! Elle ne les entretenait plus aussi impeccablement qu'autrefois. Elle se disait qu'avec l'âge s'installaient le laisser-aller, le renoncement. On fermait les yeux sur des détails qui vous auraient rendu malade quelques années auparavant.
Annie aimait la façon dont Kevin lui caressait les cheveux, les épaules. Elle aimait la chaleur de ses lèvres sur son cou. Quand il avait glissé les mains sous son pull pour prendre ses seins, elle avait retenu son souffle et l'avait écouté murmurer ces mots si doux dont il avait le secret, des mots à faire fondre une statue de marbre.
Personne ne lui avait jamais expliqué qu'on pouvait tomber amoureuse d'un adolescent et se retrouver mariée à un homme qu'on ne connaissait pas vraiment. Un homme dont les problèmes étaient si profonds que, quel que soit l'amour que vous éprouviez pour lui, vous ne seriez pas en mesure de l'aider. Mais, à l'époque, si quelqu'un avait voulu la mettre en garde, l'aurait-elle écouté ? Probablement pas. Kevin lui avait appris qu'une fin heureuse était possible, et elle l'avait cru, jusqu'à ce qu'il rende son dernier souffle.
Il pourrait, par exemple, lui expliquer deux ou trois choses à propos de la solitude, l'encourager à déployer ses ailes, histoire de voir si elle savait encore voler. Il avait un tas de choses à lui dire, mais aurait-elle envie de l'écouter ? Elle avait chèrement payé sa loyauté et sa sincérité envers ceux qu'elle aimait. Il avait vu la jeune fille pleine de vie et de projets se transformer peu à peu en une femme fatiguée qui avait cessé de rêver.
Mais il fallait être deux pour faire un bébé. Il fallait un homme et une femme amoureux l'un de l'autre, partageant la même vision de l'avenir, faisant l'amour avec tendresse, sinon avec passion, et non deux étrangers vivant sous le même toit. Kevin refusait de l'écouter quand elle le poussait à s'intéresser d'un peu plus près à leur problème de stérilité.
Certaines personnes prétendaient qu’il s’amusait à défier la mort. Les courses de voitures, de bateaux plus rapides que le vent, les sauts en parachute… En réalité, il ne se souciait pas de la mort et ne songeait certainement pas à la courtiser. Cependant, il avait appris que, s’il s’occupait sans cesse, il aurait une chance d’échapper à la solitude.
La femme qui l’avait fait vibrer en aimait un autre. La lutte pour la liberté, à laquelle ses compagnons se vouaient, ne parvenait plus à allumer la passion dans son âme lasse et glacée. Il semblait qu’il n’ait plus aucune raison d’exister, il ne lui restait plus qu’à compter les jours le séparant de son trépas.
Patriotisme… Ce mot, qui avait brûlé dans son âme durant quelques années, lui semblait à présent vide de sens. Pire, il avait parfois l’impression de n’avoir jamais compris ce que signifiait vraiment la nécessité de tout sacrifier sur l’autel de la révolution.
Il n’avait ni femme ni enfant pour réchauffer son pauvre cœur ni foyer où déposer son lourd fardeau. La solitude, qu’il avait naguère acceptée comme un juste châtiment, ravageait son âme et viciait l’air qu’il respirait.
Si seulement quelqu’un pouvait lui prouver que son existence ici avait un prix, qu’il n’avait pas vécu en vain, que les graines qu’il avait semées sur son chemin germeraient un jour… Mais c’était demander l’impossible.