Une tradition vivace, mais aveugle, tend à faire de Géricault le chantre de l'épopée impériale, poète de l'uniforme, héraut de la guerre. On croit rêver. Cette imposture n'a rien d'innocent : il s' agit de couvrir sous la diane des casernes la vraie tonalité de ces images militaires qui est plutôt celle du requiem. Il y a pour simplifier beaucoup, trois types de soldats dans l'oeuvre de Géricault : les cavaliers philosophes de ses débuts, qui n'ont de guerrier que l'apparât et dont l'activité s' avère exclusivement cogitative ; les artilleurs belliqueux du retour d'Italie, vrais prolétaires des armées, dont la nature n'est pas héroïque mais agonistique : c'est leur violence qui fascine l'artiste ; et les éclopés sinistres de convois funestes, qui prodiguent à l'envi les fastes douteux de leurs panoplies infirmières, pansements, bandages, béquilles, et ne sont jamais que les héros mutilés d'hôpitaux ambulants. (P.172)
"C'EST UN NEGRE qui est peint au sommet de la toile, s'épuisant à faire des signaux avec des lambeaux de draperies. Mais quoi ! ce nègre n'est plus à fond de cale, et c'est lui qui sauvera l'équipage ! N'admirez-vous pas comme ce grand malheur a tout à coup rétabli l'égalité parmi les races !" Des glossateurs de Géricault, Charles Blanc, sauf erreur, est le seul à relever cette évidence apodictique : un nègre est le héros (s'il en est un) du Radeau de la Méduse. L'intention politique de l'artiste n'est pas douteuse. La négritude - on oubliera l'anachronisme du vocable - est, chez Géricault, de nature héroïque, au contraire d'un Orient rêveur, qui se repaît de nostalgie.
(Libéralisme et négritude, p.236)
Mais toute monographie est aussi une imposture. Car elle donne de l'artiste une version officielle qui s'autorise de cautions publiques, musées ou autres. Elle se prévaut implicitement de cette entité naïve dont on espère éteinte, depuis Nietzsche, l'illusion maléfique : la vérité (préface, Régis Michel).
Mais la guerre selon Géricault ne se résume pas à cette noire théorie de héros mutilés aux moignons ostensibles, où l'auteur paraît prendre un plaisir cruel. Elle a un autre caractère que la douleur ou l'infirmité : la violence. l'artiste en exalte les deux motifs, le cheval et le feu. D'où sa prédilection manifeste pour les combats d'artillerie, qui associent souvent l'un et l'autre, le galop et le tir. D'où son recours massif aux techniques picturales qui saturent la feuille d'illusions chromatiques, pour exalter l'intensité de la lutte (p.172).
L'Esthétique de la touche, où s'exalte l'égo, s'oppose à l'esthétique du glacis, où se complaît le classicisme, qui nie la matière au nom de l'idéal (p.30).