Citations de Bruno Masi (33)
quel est donc ce coin de France, à deux pas de la mer, là où les gens parlent avec un accent fleuri, où la terre s’anime et sculpte des ornières en forme de trous du diable, où le vent embrase le ciel, où naissent des hommes qui très tôt ont un tel goût du sang ?
« Ecrire un fait divers, c’est partir sans à priori et rendre à chacun sa part de vérité. La pire des crapules a droit au doute et à l’explication, non pour minimiser ses actes mais pour qu’il ne soit pas le seul à endosser toute la responsabilité de ce qui s’est passé. Qu’on le veuille ou non, le fait divers est une œuvre collective signée du patronyme de la société : elle seule pousse certains plus loin que d’autres. Sans elle, le fait divers n’existerait pas. Un jour, un homme ou une femme dévie de la route, et trouve la conclusion de sa part de vérité dans le meurtre d’une autre personne. Il ou elle devra endosser toutes les responsabilités. Il y a un avant et un après, et un contexte. »
Ce qu’il venait de réaliser relevait du coup d’éclat, la seule chose gratuite et inutile qu’il nous était encore possible de faire. Je lui en voulais et en même temps je l’enviais. Le coup d’éclat, c’était finalement le seul moment, même bref, où on pouvait arrêter de fuir et d’avoir peur. Où on relevait la tête pour la beauté du geste.
J’avais treize ans et l’impression que tout était encore possible, mais combien de temps cette illusion resterait mon mantra ? Quand et de quelle manière me serait-il balancé à la figure que cette belle idée n’était que pure illusion ? Le possible, c’est le champ restreint de ce que la vie n’a pas complètement salopé avant de te faire croire que tu pouvais y mettre du tien. Joue avec les miettes elle te dit, et sois heureux qu’il en reste encore, n’oublie pas de dire merci.
Pourquoi n’arrivait-on jamais a nous sentir heureux, comme ces touristes contents d’eux mêmes qui passent leurs journées entières sur la plage? Je n’ai jamais éprouvé ce qui semble être une forme de plénitude, même vingt ans plus tard.
Combien d’entre eux s’étaient dit aussi qu’il était hors de question de rejoindre le cortège des voitures sur l’autoroute avec un aller-simple pour la démence ?
Tout est toujours un peu pourri, quel que soit le glaçage au sucre que l’on met dessus.
On n’avait pas encore compris que les artifices sont les seules choses qui valent la peine. Ils octroient une pause au milieu de la laideur ambiante.
J’étais un bateau que l’équipage avait déserté.
Je l’avais toujours trouvée attirante et moche, mais je n’avais jamais osé m’approcher d’elle, lui demander de m’emmener derrière la grille, lui donner tous les billets que j’aurais pu récolter dans ma chambre et la laisser faire en fermant les yeux.
Entretenir l’espoir et l’attente, c’est comme fixer le désert en espérant y voir pousser une ville en suspension. Je n’avais pas compris à l’époque ce qui était en train de se jouer, c’était un lent mais sûr glissement qui vrillerait les choses une bonne fois pour toutes. Un mauvais tour de clé qui donnerait à l’ensemble un air penché. On se rapproche du sommet, et l’angle paraît plus prononcé, à croire que l’édifice va finir par sombrer.
Je me tourne vers l’est, en direction de l’Italie : l’obscurité est profonde, comme si le monde, à la limite de ce que je peux voir, chutait dans le vide. Mais une lueur apparaît en suspension au-dessus de la ligne d’horizon. Un clignotement en train d’agoniser qui montrerait la direction à suivre.
C’est fou ce qu’une vie tient en peu de place finalement. Il suffit de ne pas être trop sentimental et de penser efficace. Rationnel. Les sentiments pèsent lourd et ruinent les épaules. Mieux vaut garder ça pour les jours fastes, les années de contemplation où l’on prend le temps de se raconter, avec aisance, toujours la même litanie devant des filles trop jeunes un verre de vin à la main.
C’est ça la vie de quartier on dirait : tout le monde s’entend bien et tout le monde est heureux, quoi qu’on en dise, parce que ces gens ont une fierté, tu comprends, ils ont de l’honneur : même si la cité a mauvaise réputation, eux peuvent te faire la démonstration qu’ici, ça ne se passe pas comme ailleurs. Ici, ils te le diront, règne une humanité incroyable. Entre ces murs, on s’entraide, on ne se laissera jamais crever.
À l’époque, je me demandais ce que ça faisait de vivre au quotidien dans une villa où il fallait près de dix minutes pour faire le tour du parc et pas loin de cinq pour passer de la chambre à la salle de bains. La plupart des demeures affichaient un nombre impressionnant de fenêtres, certaines des colonnes, toutes étaient dotées d’une piscine. Les propriétaires raffolaient des statuettes en plâtre, angelots, aigles ou lions. Ils les postaient bien en évidence à l’entrée, sur des promontoires en béton armé.
Les gens du coin aiment bien la Vierge Marie, je n’ai jamais trop su pourquoi. Ils doivent en avoir marre d’être seuls et cette femme qui regarde le ciel avec l’air de dire c’est bon, je m’en occupe, ça doit les rassurer.
Vivre l’ivresse de la vie . Je me demande encore qui avait bien pu imaginer cette putain de belle phrase. C’est ça qu’on nous propose, c’est ça le contrat en or qu’on nous tend. Acheter une bague au rabais pour vivre l’ivresse de la vie. Oui, j’aurais aimé voir la tête du type qui avait eu une idée aussi brillante. Il s’était levé un jour et avait dit à son collègue t’embête plus coco, j’ai le slogan qu’il nous faut, avec ça on va casser la baraque, puis il avait remis ses lunettes de soleil, fait un geste de la main et prononcé en articulant à outrance vivre l’ivresse de la vie . Sur le coup, il s’était cru à Los Angeles : son slogan, c’était la Californie en barre, les palmiers sur Sunset et Hollywood dans le ciel. C’était tout ce que des futurs connards comme Virgile et moi, ou des connards tout courts comme M. Botto ou Annie ou tous ceux qui conduisaient comme des dingues sous mes pieds espéraient entendre un jour parce qu’on leur vendait ça depuis la nuit des temps : accomplis-toi, fils, croque la vie à pleines dents, elle est courte, il faut construire, bâtir, avancer. Le rêve, et la contrainte qui va avec. Ce qui te fait bien comprendre que tu as tout foiré, et ce qui te permet de ne pas te flinguer et de rester accroché au bastingage pour les trente ou quarante années à venir.
Le possible, c’est le champ restreint de ce que la vie n’a pas complètement salopé avant de te faire croire que tu pouvais y mettre du tien. Joue avec les miettes elle te dit, et sois heureux qu’il en reste encore, n’oublie pas de dire merci.
Mais j’avais cru qu’un jour ça arriverait, tout allait changer, la vie allait pouvoir commencer et tout ce qui s’était passé jusque-là ne relevait que de l’échauffement dont il ne fallait pas tenir compte.
Je n’avais que treize ans et je ne pouvais pas poser des mots sur le flot d’émotions qui me saisissait la poitrine. Ce matin, alors que toutes ces images affluent vingt ans plus tard, je me demande quand le grand renoncement s’est pour la première fois fait sentir et par quoi il a été annoncé. Si déjà, sur cette passerelle, je l’avais entrevu ou s’il était arrivé un dimanche matin, quelques années après, sans prévenir. De toute façon, tout semblait joué depuis longtemps, et j’avais traîné avec moi la découverte de la Californie, la remontée de l’Amazone en bateau, la traversée du Sahara à pied ou l’amour flamboyant d’une danseuse de ballet comme des mirages entrant encore dans le champ des possibles.