Camille Anssel - Ce sera Toi
Patrek réfléchit, ou fit admirablement semblant, et laissa tomber cette sentence sans équivoque :
- Faut voir. Mais je vais te dire une chose : si tu ne te poses que des questions, tu n'obtiendras que des réponses. Moi je n'ai pas fait de grandes études d'histoire, mais j'ai quand même appris une vérité essentielle : si tu es le plus fort, il faut écraser l'adversaire. Si tu es le plus faible, c'est plus dur, mais c'est pareil.
Je traînais le Grand Bishery jusqu'au fond d'une impasse lépreuse, surplombée de passerelles étalant leurs ombres sur le pavé. La ville basse ! Toujours grouillante et gorgée de détritus, toujours à se convulser dans une indéfinissable odeur de désespoir.
- Tu sais très bien que je bois parce que c'est tout ce que j'ai trouvé pour que ces foutus démons ferment leurs GRANDES GUEULES ! Ils me parlent, ils me parlent ! En ce moment même, j'entends leurs murmures, tu sais ce que ça fait, de les avoir nuit et jour dans le crâne ? Tu sais ce que ça FAIT ?
Je ne répondis rien. Patrek prétendait que des démons lui chuchotaient à l'oreille et il n'en démordait pas. Il était à ce stade de l'alcoolisme où l'on ne se rend plus compte que l'on confond le problème et la solution.
- Nous sommes les âmes maudites de la ville. Il y a un peu plus d'une année, maintenant, que nous avons été décorés de la main de la Reine, sous les hourras de la foule. Tu te souviens ? Tu as vu avec quelle rapidité la gloire s'est transformée en disgrâce ? La qualité première des héros, Lana, c'est d'être morts et enterrés. Nous avons été la main noire du Royaume, et en plus de devoir continuer de vivre avec ça sur nos consciences, nous devons affronter le mépris du peuple que nous avons sauvé.
- Je suis Lana Monzimmer, ce tas de muscles c'est le Grand Bishery. Mets-toi à genoux, parle et implore mon pardon ou bien j'émasculerai ton mari et je te ferai avaler ça devant tes mioches.
Je n'avais pas le talent de Du'ru pour les discours. Je pense tout de même que j'avais fait mouche en évoquant son mari (elle portait une alliance) et ses enfants (qui avaient sans doute produit les peintures hasardeuses encadrées derrière le bureau).
La Cheffe est du genre à mordre la main qui lui est tendue. Pire ! Elle est du genre à agripper la paluche et lui cracher sa rage comme le serpent son venin !
Bom, bom, BOM ! Antuselem sent son vieux cœur s'emballer, alors qu'Aramis hurle après les chevaux pour qu'ils accélèrent.
C'était inévitable. Il est tout aussi probable que les sauvages nous attrapent et nous tuent. Ainsi mourut Antuselem Verstein. L'un des plus grands scientifiques de son époque, terrassé par des primates. Quelle triste épitaphe cela donnera sur mon caveau.
- Adieu mon brave Kervel. Et n'oublie pas que c'est la discrétion qui sera la clé de votre réussite. Comprends-tu ?
- Je comprends.
Le ton condescendant du Baron lui est supportable, à présent qu'il sait qu'il va lui échapper. Plusieurs mois de voyage loin de Mélua ! L'Ennui implacable échangé contre une aventure avec des compagnons !
Les têtes de boucs pivotèrent les unes vers les autres, puis à nouveau vers moi.
- Donne-nous ce que tu as trouvé et il ne t'arrivera rien de méchant.
- Ma maman m'a dit de ne jamais croire les messieurs déguisés en chèvres.
- Il faut toujours qu'ils fassent les malins, souffla l'un des types. Toujours.
Le Baron caquette comme une hyène. Sale égoïste. Il ne lui est pas venu à l'idée de demander combien d'orphelins étaient morts pour libérer l'autre gras du bide. Et Massiga, comment il va ? Ça aussi, il s'en caresse le nombril avec l'indifférence le Baron, pétard de pétard !