Regarder des gens affolés se ruer sur le dernier hélicoptère américain qui quittait Saïgon nous rendait fébriles. Nous jouions toutes du coude pour mieux voir la scène qui se déroulait à l’écran. Le bruit saccadé des pales des hélicoptères nous électrisait les pieds. Nous aussi éprouvions l’envie de courir. Nous aspirions à nous joindre à cette marée humaine avec ses sacs de toile et ses chapeaux de paille à la main. Imaginez ! Des gens qui, dans leur fuite vers la liberté, n’oublient pas leur chapeau. Et pas n’importe quel chapeau. Un chapeau conique, raide, qui bloque le passage à ceux qu’on abandonne derrière soi. Dans le temps, ma mère en possédait un, mais elle préférait maintenant laisser ses cheveux flotter au vent.
S’attabler pour souper et souhaiter bon appétit à tout le monde était devenu une corvée. Dans le passé, seuls les adultes s’asseyaient pour manger. Nous, les enfants, avions la permission de courir dans les rues avec nos bols de riz et de légumes. Nous nous mêlions souvent à nos petites voisines et échangions notre nourriture. Comme la cuisine de ma mère surpassait toutes les autres dans notre rue, nous en donnions souvent plus que nous n’en recevions. Les autres filles aimaient picorer dans nos bols. Nous n’y voyions pas d’inconvénient parce que nous aimions nous vanter des talents de notre mère.
Personne ne savait comment la guerre avait commencé, mais tous, nous avons vu à la télévision comment elle s’est terminée. Personne ne se rappelait quand elle avait commencé, mais tous, nous l’avons regardée s’achever en queue de poisson le 30 avril 1975. Lorsque le dernier hélicoptère emporta nos peurs et nos espoirs dans les nuages, nous avons compris que la guerre était finie. Saïgon était tombée entre les mains des communistes.
« Les murs ont des oreilles et il y a des yeux partout. » Et les yeux de ma section, au sein des Jeunesses de l’oncle Hô, devaient être plus perçants que ceux de n’importe qui.
L’idée de toucher des choses bizarres et d’être touchée par des gens à l’allure bizarre me terrifiait. Dans mon esprit, les lépreux et la mort, ma mort, devinrent interchangeables. Malheureusement, personne dans ma famille ne partageait mon absurde équation lépreux = mort.