Cédric Routier

Chez certains enfants, même un bruit faible entraîne de l'anxiété. Alors que, chez d'autres, des bruits forts sont connotés positivement. Ce mécanisme semble dépendre du système de contrôle automatique interne. Si certains bébés rient et expriment du bien-être lorsqu'on les jette en l'air et que d'autres sont terrorisés, cela provient d'une différence de "sensibilité" de leur système de contrôle automatique interne. Ce serait aussi le système de contrôle automatique interne qui expliquerait pourquoi certains enfants réagissent plus vite ou plus fort à certains stimuli que d'autres. Ce niveau de réactivité plus ou moins élevé se maintiendrait parfois chez l'adulte, ce qui expliquerait l'hypersensibilité ou l'hyperémotivité de certaines personnes.

Si des psychologues voulant dépister un futur comportement délinquant développaient un test diagnostique parfait permettant de sélectionner les enfants d'un an extrêmement non inhibés et ayant un tonus sympathique faible, on peut estimer qu'ils identifieraient vingt petits garçons sur cent enfants testés. Or seulement un ou deux auraient des chances de devenir des délinquants chroniques ou violents ; les scientifiques se tromperaient donc dix-neuf fois sur vingt. [J. Kagan]

Selon vous, quel est le lien entre la philosophie et la psychologie ? Philosophes et psychologues ne tentent-ils pas de répondre aux mêmes questions ?

[J. Kagan] Le sens de toute proposition et de toute conclusion est fonction des preuves qui l'appuient. Les philosophes et les psychologues fondent leurs raisonnements sur des preuves de nature très différentes et arrivent de ce fait à des conclusions tout aussi différentes. Le rôle des philosophes est d'étudier la cohérence des mots. Un grand philosophe est celui qui prend conscience, avant qui que ce soit d'autre, du fait que la signification d'un mot a changé. Les philosophes ressentent ce changement bien avant tout le monde et débattent ensuite du sujet. Ainsi, lorsque le sens du mot moralité a changé, de nombreux philosophes de renom ont longuement disserté sur les implications d'un tel changement et sur l'attitude que les individus devraient de ce fait adopter. Les psychologues, pour leur part, étudient les observations qu'ils font de certains phénomènes, et leur rôle est de faire correspondre certains mots grâce à ces observations. Ce n'est pas la même chose.

[Kagan] ... si vous m'aviez demandé vingt ans plus tôt quelle est la question qui me trotte dans la tête et à laquelle je n'ai pas trouvé de réponse, je vous aurais répondu sans hésiter : "Quel est le but de la vie et de notre présence ici-bas ?" Mais j'ai, depuis, répondu à cette question. Je sais aujourd'hui qu'il n'y a pas de but précis à notre vie. Et je pense que la nature ne peut que se moquer d'une telle question.

[Kagan] Je rêverais de comprendre pourquoi et comment des choses qui n'ont absolument rien en commun, tels l'amour, un gâteau au chocolat, l'empathie ou le patriotisme, sont toutes perçues comme étant bonnes et favorables.

Il n'existe pas une seule culture au monde où ces deux concepts [Bien et Mal] n'existent pas, ce qui signifie qu'il y a quelque chose de fondamental dans l'esprit humain qui classifie les choses, les gens ou les événements comme étant "bien" ou "mal". Je suis intimement convaincu que ces notions sont innées dans l'espèce humaine bien que nous n'en connaissions pas les données biologiques. Je pense qu'elles remontent loin dans notre évolution, jusqu'à certaines expériences universelles telles les sensations de goût sucré versus goût aigre, de douleur versus douceur, etc. C'est à ce stade que l'enfant découvre la conscience de soi. Une fois cette conscience de soi acquise, il peut juger ses actes comme étant bons ou mauvais et il sait au fond de lui que ce qu'il veut véritablement, c'est être bon.

Les théoriciens évolutionnistes ont beaucoup de succès parce qu'ils ont une fonction thérapeutique, en quelque sorte. Ils contribuent à réduire la culpabilité de ceux qui considèrent l'individualisme poussé à l'extrême n'est pas une bonne chose. Il n'est pas étonnant que de nombreux groupes religieux, comme les créationnistes, se révoltent contre cette théorie puisque, de leur côté, ils prêchent le partage et l'amour du prochain au nom de Jésus-Christ. Pour eux, ces théoriciens évolutionnistes sont l'incarnation du mal. Il ne s'agit de rien d'autre que d'idéologie politique.

[Jerome Kagan] ... un lien de bonne qualité entre un enfant et sa mère est certes un bon départ dans la vie, mais [...] il n'est pas suffisant car de nombreux facteurs peuvent ensuite impacter ce lien et ses bénéfices de départ. C'est un peu comme si l'on disait que la première semaine d'une lune de miel pouvait prédire le succès d'un mariage. C'est bien évidemment faux. Je rejette donc entièrement l'idée que la qualité du lien d'attachement est préservée tout au long de la vie et influence directement l'existence d'un individu. D'ailleurs, de nombreux enfants sans lien d'attachement de qualité avec leurs parents ont malgré tout des vies tout à fait épanouies. C'est le cas de beaucoup d'orphelins. Je refuse de penser que tout est joué d'avance.

Pensez-vous que le tempérament d'un individu s'exprime différemment selon le milieu dans lequel il grandit ?

[Jerome Kagan] Bien évidemment ! Le tempérament est une tendance biologique, au départ, et il existe bien plus que deux types de tempérament. un environnement va s'en emparer et le façonner de différentes manières. Considérons l'analogie suivante : avec deux morceaux de bois de différents types, du chêne et de l'acajou par exemple, je peux faire des bibliothèques, des bureaux, des chaises ou bien deux tables, similaires en apparence. Mais, si vous les regardez de plus près, vous remarquerez que ces bois ont des marques différentes et ne vieillissent pas de la même manière. Le tempérament est semblable au bois, c'est seulement une tendance. Le trait de personnalité, c'est le meuble que vous allez réaliser au cours de votre vie. C'est le produit de toutes vos expériences, construites sur la base de ce tempérament pour finalement aboutir à une personnalité bien spécifique. Il est très important de bien distinguer tempérament et personnalité, et de ne surtout pas les confondre.

Les bébés chinois étaient très calmes, silencieux, passifs et sans entrain en comparaison des bébés blancs. Cette différence allait jusqu'à leur rythme cardiaque, beaucoup plus lent chez les bébés d'origine chinoise. J'en [Jerome Kagan] ai conclu que la physiologie et l'ethnicité de ces bébés avaient bien plus d'impact sur eux que le fait de se retrouver dans une crèche.

L'évolution des espèces que nous a doté, selon Kagan, de la faculté de distinguer le "bien" du "mal" et de ressentir un certain malaise à accomplir des actes que nous savons ou pressentons défendus, voire immoraux. Cet attribut, inscrit dans notre biologie, est une qualité particulière à notre espèce, au même titre que l'araignée sait tisser une toile ou l'abeille construire une ruche. Aussi manifestons-nous très tôt une capacité à ne pas mal agir : selon Kagan, de façon très nette à partir de deux ans. Attention : cette tendance biologique à agir de façon morale, si elle est universelle, l'est au niveau général ; elle ne dicte en rien telle ou telle morale particulière, spécifique d'une culture. Une autre façon d'affirmer la même idée consiste à souligner que honte et culpabilité nous sont, pour Kagan, aussi intrinsèques que la peur, et qu'elles déterminent notre fonctionnement avec autant d'influence, et tout aussi précocement.[...]
Il lui semble donc important de rééquilibrer la balance de l'éthique ; les actions guidées par ce "sens moral" inné l'emportent largement sur celles guidées par un principe de plaisir hypothétique.

En fait, ce que Kagan reproche à la psychologie de la personnalité et des émotions, c'est d'être trop peu avancée pour se permettre d'élaborer des grandes théories unificatrices. A force de classer sous un même concept (peur, intelligence, etc.) des tas de situations qualitativement différentes, à force de considérer trop vite que telle émotion chez l'animal correspond, peu ou prou, à ce qu'éprouve l'être humain, les psychologues vident de toute signification les concepts qu'ils emploient. Revenir aux détails, ne pas chercher à tout prix des dimensions continues, voilà deux aspects qui obsèdent Kagan.

Kagan est catégorique : ce qui prédit le mieux le tempérament futur reste la réactivité comportementale que l'on observe vers quatre mois à travers une série de situations tests.

[Robert Cloninger] Comment la personnalité régule-t-elle le flot de notre conscience ? Les traits de caractère décrivent le contrôle dynamique constant de nos pensées. Il y a donc une partie de notre être, notre âme, notre "essence spirituelle" (spirit), qu'on ne peut pas réduire aux processus émotionnels ou intellectuels. Elle participe au sens d'un accomplissement : cet aspect supérieur de la conscience, notre conscience de nous-mêmes, est irréductible. Ce n'est pas entièrement explicable par des processus intellectuels, émotionnels, biologiques ou sociaux.
Cette conscience pourrait bien être la source ultime de tout le reste dans l'univers : la pure conscience serait première. Cette idée est cohérente avec la pointe de la physique moderne. Notre meilleure façon de décrire la réalité, en termes physiques, c'est la théorie quantique , et, pour expliquer les modèles standards de la physique des particules, les physiciens ont dû supposer qu'il existait un champ universel, dont tout provenait et où tout retournait, constamment. Ce champ ressemble à ce que les mystiques observent lorsqu'ils sont dans des états élevés d'éveil et de méditation, lorsqu'ils sentent qu'ils ouvrent leur conscience à un océan d'amour, dans lequel tout est interconnecté. Ils sentent qu'il existe une certaine source intelligente qui donne naissance à l'ordre de l'univers.

[Robert Cloninger] ... la conscience de soi est notre capacité à reconnaître que nous possédons une continuité dans le temps et l'espace. Elle nous permet d'être conscients de notre propre histoire de vie. Nous ne savons pas seulement ce que nous avons appris, mais aussi quand nous l'avons appris et quel est son sens pour nous, en tant que personne. Seuls les êtres humains ont une authentique conscience de soi.
[...]
La conscience de soi est au coeur de notre capacité à développer notre bien-être, une vie satisfaisante et notre bonheur. En prenant de plus en plus conscience que les choses s'ajustent pour former un tout, nous pouvons développer un sens plus profond et plus satisfaisant de notre vie et nous changer nous-mêmes. La conscience de soi signifie que l'être humain peut être libre. C'est en fin de compte ce qui lui donne un sentiment de dignité et de liberté, et l'aptitude au bonheur.

[Robert Cloninger] ... la distinction entre tempérament et caractère n'est pas simplement que l'un est biologique et l'autre appris. [...] je dirais que le tempérament fait référence au noyau émotionnel de la personnalité : nos instincts élémentaires à poursuivre les choses que nous voulons immédiatement. Ces instincts sont organisés et façonnés par des processus cognitifs supérieurs : notre caractère, que je définis dans ces termes : nos buts, nos valeurs et nos relations avec les gens. Le caractère, ce sont les manières dont nous régulons nos instincts émotionnels (le tempérament), pour poursuivre des buts particuliers, qui ont un intérêt pour nous.
Ainsi, on peut relier le tempérament à des choses régulées par les habitudes, ou par l'apprentissage de compétences ; et le caractère à des choses que nous apprenons et développons à travers la compréhension (l'insight) de qui nous sommes. Tempérament et caractère impliquent donc différents systèmes d'apprentissage de mémoire dans le cerveau.

[Robert Cloninger] La conscience n'est pas le résultat de l'organisation de la matière, mais quelque chose de premier et de mystérieux, qui donne en fin de compte naissance à tous les autres aspects de l'univers.

... la majorité des courants psychothérapeutiques sont là pour le confirmer, la personnalité n'est pas une fatalité, même dans les cas où elle est pathologique (comme les personnalités narcissiques, borderline ou obsessionnelle[...]).

[Antonio Damasio] Si vous êtes en train de vous dire qu'il est vraiment bizarre que les pulsions biologiques puissent être à la fois bénéfiques et nuisibles, permettez-moi de vous dire que ce n'est pas le seul cas, en biologie, où un facteur ou un mécanisme peut jouer un rôle positif ou négatif, selon les circonstances. Nous savons tous que le monoxyde d'azote est toxique. Il peut polluer l'air et empoisonner le sang. Cependant, ce même gaz joue le rôle de neurotransmetteur, acheminant des signaux entre cellules nerveuses.
L'Erreur de Descartes. La raison des émotions, Paris, Odile Jacob, 1997, p.211.

[Antonio Damasio] Même si je songe à prendre des vacances relaxantes, je commence à croire que c'est impossible pour moi !

Votre travail est comme une passion.

[A. Damasio] C'est vrai, c'est une passion. et j'adore l'action. Je pense que je ne suis pas assez relax pour me relaxer...