Cédric Routier

Dennett : Les problèmes philosophiques traditionnels sont plus intéressants dans leur environnement scientifique que dans un pur environnement philosophique...

Je [Daniel Dennett] n'ai pas suivi un seul cours de psychologie, lorsque j'étais étudiant, jusqu'à la fin du second cycle. La raison en est plutôt comique : lorsque j'étais assez jeune, vers 14, 15 ans, ma soeur plus âgée suivait un cours d'introduction à la psychologie. Je me souviens d'un trajet en voiture avec elle, pour Thanksgiving : je voulais tout savoir et elle a commencé à me parler de ce cours. Je lui ai demandé, émerveillé, de me raconter ce qu'elle apprenait sur l'esprit... et elle m'a parlé de cette théorie grotesque sur les types corporels (mésomorphe, ectomorphe, etc.), qu'on enseignait encore à l'époque. Après l'avoir écoutée, et m'être assuré d'avoir compris, j'ai décidé que c'était vraiment trop stupide : "Si c'est ça la psychologie, je peux laisser tomber le domaine !" (Rires.)

Un lieu propre à la signification et indépendant des gènes, la personne humaine, s'échafaude pourtant sur cette base inévitablement génétique : cela fait de nous des individus à la fois particuliers et tous membres d'une même espèce.

Concevoir l'esprit comme un algorithme, ou comme composé d'un ensemble d'algorithmes, c'est justifier ainsi le caractère inconscient des processus parallèles qui sont à l'oeuvre dans le cerveau, et notre impression (subjective) du cractère sériel des traitements à l'oeuvre dans nos pensées... Une illusion liée à la machine virtuelle que notre cerveau abrite.

Dennett a [...] développé une approche originale pour étudier la manière dont un sujet conscient vit et ressent cette conscience : l'hétérophénoménologie. La démarche est simple : prendre au mot la parole d'une personne à propos du contenu de son vécu - comme un écrivain fait autorité sur sa fiction, ou des croyants sur leurs mythes religieux. Mais, et c'est une condition essentielle de validité, cette personne ne fera jamais autorité sur l'explication de ce qu'elle ressent : pour cela, le chercheur s'adressera aux méthodes les plus scrupuleuses de la science moderne.

La pensée darwinienne et le courant de l'intelligence artificielle se rejoignent : la première explique l'apparition puis la complexification de systèmes composites, la seconde légitime la lecture de l'esprit comme résultant d'une accumulation de mécanismes aveugles.

... nous sommes tous des produits de l'arbre de la vie, nous et nos créations, connectés d'une manière ou d'une autre ; arbre qui n'est autre que celui des possibles. Même nos artefacts technologiques en sont les fruits, donc, des produits de l'évolution ! Il n'existe pas, pour Dennett, de discontinuité dans ce qu'il nomme l'"espace de conception" : toutes les choses réelles sont unies entre elles, par le simple effet du processus darwinien d'accumulation progressive.

"Dangereuse" est la perspective darwinienne : elle menace de dissoudre l'étincelle créatrice et l'intelligence qui est supposée nous habiter, et notre autorité d'agents, d'êtres responsables et sources de nos réalisations. Elle dépossèderait l'homme de la paternité de ses actes ; de sa nature unique d'être "à part" dans le royaume de la Création... ou de la science. Or l'idée de Darwin, convenablement développée, dissout effectivement... le côté supernaturel, mystique ou irrationnel de ces traits ! Nul besoin d'un principe supérieur ou d'une Mère Nature bienveillante pour que l'esprit conscient voie le jour durant l'évolution.

Qu'on [...] questionne [Daniel Dennett] sur son itinéraire, il répond avec naturel : "Ca n'avait plus vraiment d'importance, que je sois philosophe ou psychologue : je travaillais sur des questions intéressantes, avec des gens intéressants, et qui s'intéressaient à mon travail ; que rêver de mieux ?" il poursuit donc les traces des origines, biologiques, de l'esprit et de la conscience, et cherche à les expliquer.

[Searle] Nos conceptions de nous-mêmes, en tant qu'être humains, sont façonnées par certains types de "récits". La constitution de nos identité possède une structure linguistique, il n'y a aucun doute à ce sujet. La question la plus intéressante est à mes yeux la suivante : comment le langage constitue-t-il la réalité sociale et institutionnelle ? Il existe une réalité épistémique objective de l'argent, des gouvernements, de la propriété, du mariage, des universités et des systèmes juridiques ; et tous sont constitués par le langage. Ils ne peuvent exister sans langage ; il peut y avoir un langage et pas de propriété privée, d'argent, de mariage ou de gouvernement, mais non l'inverse.

[Searle] L'idée de pouvoir résoudre le problème du libre arbitre et du déterminisme en faisant appel à la génétique est erronée.

La génétique ne restreint donc pas notre liberté ?
Pour autant que je sache, non.

[Searle] La meilleure manière de penser les émotions est de les voir comme des formes agitantes de désirs, causées par, et comprenant, des croyances. Si vous êtes en colère contre quelqu'un, vous croyez quelque chose à propos de cette personne : des désirs de blesser, de faire du mal à cette personne vous agitent. Nous n'avons pas de théorie adéquate des émotions et je n'ai pas encore trouvé ce que j'en pense dans une telle théorie. Il est donc très utile que l'on commence à s'intéresser aux émotions dans les sciences cognitives et en psychologie.

[Searle] Ce serait une très grosse erreur de penser qu'il n'y a pas de niveau psychologique à part entière : il existe bel et bien. Après avoir parlé des neurones dans les synapses, il faut encore discuter des contenus des cognitions !

[Searle] C'est un fait de notre biologie que le cerveau produit des états subjectifs, qualitatifs et conscients de sentiments, de sensations, de connaissance, qui exigent d'être reconnus comme aspects réels du monde réel.

[Searle] ... la psychologie est [...] bien basée sur la biologie, mais tout comme la biologie est basée sur la chimie et la physique : il s'agit simplement des niveaux différents d'un seul monde.

... vous devez réaliser que le langage dérive de l'esprit... et non le contraire ! Ces dernière années, nous commençons à peine à réaliser qu'il est possible de baser une philosophie du langage sur une philosophie de l'esprit.

... plutôt que l'impossibilité d'une machine pensante (ce qu'il ne rejette pas a priori), ce que Searle souligne est que la conception de l'esprit comme réalisant simplement des manipulations de symboles est foncièrement erronée : la prise en compte de la causalité mentale lui fait défaut.

[Searle[ [...]
- un programme est toujours formel, syntaxique : il manipule les symboles et en fait correspondre certains avec d'autres, selon des opérations spécifiées ;
- par ailleurs, un esprit possède un "contenu", quelque chose qui donne du sens aux mots (Searle parle de contenu "mental" ou sémantique) ;
- or la syntaxe par elle-même - la manipulation des symboles - ne garantit jamais qu'un tel contenu va être associé à ces symboles : elle reste par définition purement formelle ;
- en conclusion, l'esprit ne peut pas être un simple logiciel, un programme implanté dans nos cerveaux.

Qui dit "observation" scientifique d'un phénomène implique une distance entre l'objet observé et son observateur. Cette relation est impossible, par définition, lorsqu'il s'agit d'étudier la conscience, subjective également par définition. Autrement dit : si l'étude de la conscience, qui n'existe pleinement "qu'à la première personne", doit se défaire selon les canaux actuels des modèles scientifiques (donc : à la troisième personne), l'entreprise est vouée à l'échec. Même si, en définitive, l'existence de la conscience ne dément ni n'invalide pas les meilleurs théories de la physique et de la biologie contemporaines. La compréhension de l'esprit et de la conscience nécessitent un compte rendu adéquat des phénomènes intentionnels, à divers niveaux - les sciences humaines et sociales se chargent de la plupart. Mais un tel compte rendu exclut, de fait, toute science (au sens fort) du mental... non du cerveau.

... la seconde partie du message de Searle. Tous les processus mentaux sont causés par des processus d'un niveau inférieur (l'activité des neurones, de leurs réseaux, etc.), ou encore : le cerveau est à l'origine de l'esprit ; et le royaume du mental, les événements mentaux que nous éprouvons tous sont simplement l'état dans lequel se trouve ce système cérébral. Ils existent par eux-mêmes, mais en tant que propriétés de la structure biologique qui les crée : le cerveau.