Désormais, elle accompagnait son père au café et aux réunions des Jacobins, sortait se promener, achetait des journaux politiques et des livres chez des bouquinistes... Elle évitait soigneusement la Place de la République et sa guillotine : certes, elle soutenait les idéaux révolutionnaires, mais tous ces bains de sang la répugnaient.
Le 13 juillet, au grand désespoir de la plupart des Français, Marat avait été assassiné par une jeune Normande de vingt-quatre ans, Charlotte Corday, qui disait vouloir faire cesser les bains de sang. La jeune fille avait été guillotinée peu après, mais son acte n'avait pas porté ses fruits : "l'ami du peuple" était devenu encore plus populaire après sa mort, et les exécutions en masse continuaient...
Cette petite marche leur permit de découvrir leur nouveau lieu de résidence : elles éprouvèrent un réel plaisir à déambuler entre les petites maisons de pierre et les commerces traditionnels. La nature était très présente dans ce village campagnard : arbres et fleurs un peu partout, absence de véritable chaussée ou trottoir, seulement des endroits où la terre dominait l'herbe. Ce jour-là, les chemins étaient très boueux en raison de la pluie des jours précédents.
Leur nouvelle demeure n'avait rien d'accueillant ni de délicat, contrairement à ce que son nom suggérait. L'immense bâtisse en pierre rouge, aux fenêtres à barreaux et aux portes métalliques ressemblait à une prison.
Les deux jeunes filles prirent l'énorme bol de soupe à deux mains, et s'empressèrent de rejoindre le réfectoire, où leurs nouveaux camarades les attendaient. Elles furent effrayées par la vue de cette petite salle aux tables et aux bancs de bois où étaient assis, serrés les uns contre les autres, une centaine d'adolescents aux visages pâles et fatigués, aux joues creuses et aux corps maigres.
Le soir, elles devaient à nouveau travailler en salle (cette fois-ci toutes les deux, car c'était à ce moment de la journée que l'affluence était la plus importante) pour le souper. Vers vingt-deux heures au plus tard, elles mangeaient à leur tour, nettoyaient la pièce puis rejoignaient leur chambre où elles discutaient de la Révolution ou de leurs projets pour leurs vies futures, durant une vingtaine de minutes, avant de s'endormir vers vingt-trois heures.
Ce soir-là, elles s'endormirent heureuses, et soulagées d'un poids concernant leur avenir. Augustine surtout se sentait différente. Cette "maudite révolution", comme elle l'appelait, avait au moins eu le mérite de lui permettre de rencontrer Constance, et de lui ouvrir les yeux sur le monde. Elle avait pu découvrir des choses qu'elle n'aurait jamais sues si elle était restée enfermée dans son marquisat, son hôtel particulier et toutes ses richesses.
La jeune fille refoula un nouveau sanglot. C'était bien simple, l'orphelinat des Fleurs Bleues était le cauchemar de tous les pensionnaires, leur hantise. En effet, personne n'ignorait que les adolescents y étaient maltraités, forcés à travailler, à peine nourris... C'était une des raisons pour lesquelles tous avaient encore plus envie d'être adoptés...
… 29 juillet 1794, ou plutôt 11 thermidor de l’an III comme on disait à présent… À l’image de tout le pays, ils espéraient qu’une nouvelle ère, meilleure, s’ouvrait pour la France…
Enfin, ils montèrent dans le fiacre. Les deux jeunes filles tombèrent dans les bras l'une de l'autre. Ce n'étaient que cris de joie, pleurs, exclamations, et questions que personne ne comprenait car tous parlaient en même temps.