Parvenu à la cinquantaine, un professeur belgradois éprouve le besoin de de combler les vides de son arbre généalogique. Il ne s’est jamais marié, n’a pas d’enfants ; il "sait où la vie le mène, il ne lui reste plus qu’à savoir d’où il est sorti".
Ses parents ne lui ont pas parlé de leur passé et ses connaissances sur la Shoah se limitaient jusqu’alors aux informations générales diffusées par les manuels scolaires, les livres d’histoire, le cinéma ou la littérature, rien n’indiquant que cette histoire le concernait.
Or, presque toutes les membres de sa famille, du côté maternel comme paternel, ont péri lors de l’Holocauste : lui qui devrait pouvoir se vanter d’avoir soixante-sept parents proches n’en a plus que six. Hantant alors les archives et les bibliothèques, il découvre qu’ils sont probablement morts sur les routes de Belgrade, dans les camions conduits depuis le camp de la Foire des Expositions de Belgrade où avaient été parqués les juifs qui s’étaient fait recenser, vers le charnier de Jajinci.
Au volant des camions, les sergents chefs SS Goetz et Meyer, recrutés pour exterminer les femmes, enfants, et vieillards juifs de Serbie (les hommes furent fusillés). Une mission réalisée à l’aide de ces dušegupka inspirés des véhicules conçus pour le programme "Euthanasie" appliqué aux malades mentaux, le monoxyde de carbone pur ayant été remplacé par le gaz d’échappement du moteur. Une solution moins coûteuse et donnant à l’intérieur du camion un "air tout à fait innocent".
"Avouons qu’il est difficile de rester insensible à tant de prévenance."
Si sa démarche a d’abord pour but de redonner corps à ses aïeux disparus, le narrateur se prend très rapidement d’un intérêt obsessionnel pour Goetz et Meyer, éprouvant le besoin de rendre les bourreaux réels, palpables, pour se faire une idée juste de ses parents en redonnant à leur calvaire sa dimension concrète.
Seulement, et il le répète inlassablement, il ne les a jamais vus, alors il ne peut que les imaginer, les créer à partir de souvenirs aériens, de mémoires incertaines et de fragiles documents d’archives.
Il se lance ainsi dans une entreprise fantasmagorique et intime de reconstitution de ces deux figures qui se fondent en une entité commune. Il se représente des détails de leur vie privée, leur invente des rêves et des ambitions, des goûts et des manies. Il retranscrit les conversations menées à bord du camion, banales et anodines. Il imagine que l’un, dont les rêveries sont d’abord troublées par les bruits coups sourds et les cris étouffés qui leur parviennent lorsqu’ils ouvrent les fenêtres, finit par ne plus les entendre. Il les suppose de bonne humeur, dénués d’idées noires mais pourvus d’un bon appétit. Leurs nuits ne sont pas hantées de cauchemars, aucune crise de conscience ne les perturbe.
"…ils sont la preuve qu’Himmler avait raison en affirmant qu’un procédé plus humain de mise à mort atténuerait la tension psychologique ressentie par les membres des groupes d’intervention…"
La proximité que crée le narrateur avec ces figures qui deviennent si prégnantes qu’il finit par les voir et par dialoguer avec elles, instille chez le lecteur un troublant malaise, exhaussé par l’ironie cruelle et constante qui imprègne le texte, où s’insèrent données comptables et considérations mécaniques témoignant d’un pragmatisme de l’horreur (combien de temps faut-il, selon le diamètre d’un tuyau d’échappement, pour asphyxier une trentaine de juifs ?), et où il est admis que Goetz et Meyer, non, n’avaient rien à se reprocher : ils étaient très consciencieux…
L’obsession du héros pour les deux sergents chefs révèle de manière poignante la quête désespérée d’un sens sans lequel il devient impossible de continuer à vivre. Car quelle sorte d’homme est celui qui accepte d’accomplir un devoir qui implique la mise à mort de cinq à six-mille âmes ? Comment justifier l’existence même d’un système qui se consacre à déterminer les manières les plus rentables d’exterminer des individus sans jamais remettre en cause la légitimité du paradigme à l’origine de cet objectif ?
Dépositaire d’un deuil d’autant plus difficile à dépasser qu’il résulte de la manifestation inconcevable d’un mal pourtant bien réel, se perdant dans ses tentatives pour pénétrer le traumatisme personnel et familial au-delà des données collectives de l’Histoire, le héros glisse vers une forme de démence.
Convaincu qu’en cherchant le sens des points d’interrogation de son arbre, il trouverait le sens du point d’interrogation qu’il est devenu, il réalise n'être en réalité qu’une fin de lignée, "une pomme ridée au bout d’une branche fanée d’un arbre desséché", un homme brisé "fait d’une multitude de petits carrés vides où jamais aucun mot ne sera inscrit".
"Il y a des choses que l’on n’arrive jamais à comprendre, et mieux vaut peut-être qu’elles demeurent ainsi, que l’absurde soit leur seul sens. Par exemple un groupe de gens se met autour d’une table et prend la décision de détruire tout un peuple."
Un texte fort, original, désespérant.
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