Elma Vangard

Je fais semblant de lire, alors qu’en réalité, je n’y comprends plus rien. La dernière phrase d’Alexander ne cesse de me passer en mémoire et je tente tant bien que mal d’en deviner la fin. Qu’est-ce qu’elles ont mes jambes ? Ouais, j’ai la peau sèche, de la cellulite et des vergetures. Je doute qu’il ait vu aussi haut. La plupart de mes robes s’arrêtent légèrement au-dessus des genoux. D’ailleurs, j’ai les genoux carrés, enfin, j’en ai bien l’impression. Je suis un peu comme un cube, rondouillarde des épaules, du ventre et des cuissots… Mais bon, on me pardonnera, j’ai quand même fait grandir en moi trois enfants de plus de trois-kilos-huit chacun. Je suis une femme pudique. On ne m’a jamais appris à m’aimer, et personne ne m’a montré que je pouvais être aimée.

Notre couple n’a jamais fait d’étincelles, n’a jamais été passionnel, mais il n’est jamais trop tard. Nous avons réussi à avoir trois beaux enfants ensemble, alors pourquoi ne pas tomber amoureux l’un de l’autre ? Nous vivons côte à côte depuis tant d’années, qu’on oublie presque que l’autre est humain, qu’il a des sentiments et des besoins, pourtant ces envies sont bien présentes, elles occupent notre routine et jouent sur nos humeurs. Ce soir, je me suis faite belle pour que mon mari ait envie de me parler, de s’ouvrir à moi et qu’il me laisse la possibilité de m’exprimer à mon tour. Il est dix-huit heures, les jeunes sont dans leurs chambres, j’attends patiemment le retour de l’homme à la maison.

J’ai passé le reste de la soirée à essuyer les yeux de ma fille en lui assurant qu’un jour, elle rencontrera quelqu’un qui fera battre son cœur encore plus fort que tout ce qu’elle a connu. Je lui promets ces choses que moi-même je n’ai pas expérimenté. Je lui parle de sentiments dont je ne connais rien, de sentiments décrits dans des livres. Quand elle me pose des questions sur l’amour, je tente de me souvenir tous ces films que j’ai vu, tous ces bouquins avalés et je lui refais le même topo : un jour, quelqu’un t’aimera autant que tu l’aimeras. Je m’en rends mélancolique. Jamais je ne connaitrai tout ça, j’ai tiré un trait sur tous ces sentiments le jour où j’ai posé les yeux sur mon mari.

Je me considère plutôt chanceuse d’avoir une aussi belle maison et d’aussi beaux enfants, mais ils deviennent grands, et bientôt, je serai le fantôme de la demeure, à errer de pièce en pièce pour faire le ménage sans jamais personne pour me parler. Je suis une maman, et j’aime ça, mais pour ce qui est de Brad… C’est toujours la même chanson, mes sentiments ne changent pas, les siens non plus. Je fais partie des meubles, et il fait partie de mon quotidien même si souvent je m’en passerai bien. Il n’est pas méchant, c’est certain, mais son manque d’intérêt est blessant. Aussi blessant que deux balles dans le dos, ça me tue à petit feu

On a composé au mieux, on a appris à se connaître autrement que sur la banquette arrière de sa voiture et on a appris à s’aimer. S’en est suivi d’un deuxième puis d’un troisième bébé. J’ai quitté mon travail à l’épicerie pour élever les enfants, et Bradley a cumulé les promotions. Nous vivons bien, avons de l’argent, une maison avec suffisamment de pièces pour que chaque enfant ait sa propre chambre, un jardin que je prends plaisir à entretenir…J’ai la vie rêvée, je crois. Pourtant, quand je regarde un film à l’eau de rose, je ne me sens pas complète.

L’euphorie est à son comble, tout le monde hurle son bonheur quand notre score augmente. Même Bradley se met à crier pour encourager son fils, je souris en le voyant autant pris par le jeu. Il n’est peut-être pas le meilleur des époux, mais il reste un père qui soutient ses enfants. Je suis étonnée lorsqu’à la fin du jeu, Bradley m’attrape par la nuque pour m’embrasser. Ça n’a rien de romantique, ça n’éveil aucuns papillons chez moi, mais ça me fait plaisir, un peu comme si je me mettais de nouveau à exister.

J’ai peur pour elle, parce qu’elle a treize ans, qu’elle est jolie et que je ne supporterais pas de la voir souffrir. Treize ans c’est bien trop tôt pour courir après les garçons, sans compter qu’elle aime toujours se glisser sous les couettes avec moi le week-end pour regarder un bon film. Je suis une maman lionne, j’aime ces enfants plus que ma propre vie et il se peut que je me sois légèrement oubliée ces vingt dernières années, négligeant mes désirs, mes envies, et peut-être même mes rêves.

Elle aime les hommes, tellement qu’elle ne parvient pas à en garder un. Colette n’a jamais voulu d’enfants, d’après ses dires c’est un fil à la patte. Elle aime les mômes chez les autres, comme elle le dit si bien. Elle passe du temps chez l’esthéticienne, à se faire faire les sourcils et refaire les ongles. C’est le genre de femme que je me voyais devenir quand j’étais ado : indépendante, stylée, classe. Si mon homme me fait une remarque déplacée, elle n’hésite pas à le remettre à sa place.

Je n’ai jamais été tentée de tromper Bradley, je n’ai jamais éprouvé un quelconque désir pour qui ce soit, même mon mari c’est pour dire… Depuis qu’Alexander est entré dans nos vies — dans ma vie - j’ouvre les yeux pour la première fois. Je suis en train de renaître et j’ai peur.
— Qu’est-ce qui t’en empêche ?
Sa voix profonde me noue le ventre.
— Je suis mariée, je suis maman, je…
— Tu es une femme.
Femme.
— Tu es une personne, avec des envies, des rêves et des désirs, poursuit-il.

Les enfants ne sont pas souvent là, ils rejoignent leurs amis durant la journée et nous ne les voyons qu’au diner. Au final, j’ai beaucoup de temps pour moi, avec eux absents et Brad qui passe la majorité de son temps sur son bateau. On n’a pas tout le confort d’une maison, pas de salle de bain ni de sanitaires dans notre jolie cabane, mais on apprend à faire avec, puis ça me laisse la possibilité de prendre des douches qui durent plus de trois minutes chrono, c’est toujours appréciable.