La Café Littéraire - Emmanuel Godo, Ne fuis pas ta tristesse
Journal de poésie (2009-2014)
VEZELAY
Pour Jean-Pierre Lemaire
Extrait 2
Au silence des fantômes
Dans les sous-bois
Le pas craque
Sur le tapis de feuilles
Et de branches
Dans la pénombre des lisières
L’eau dort sans méfiance
La petite fille se fait silhouette
Ma joie
Mon puits de larmes
Le détour est un art
Autour de la colline
Et du dieu qui se tait
Pour ne pas nous effrayer
La marche
Une prière
Qui attise en nous
Un feu
Imprévisible
Et doux
p.19
A MES FILLES
Vous me lirez quand je serai mort
et ce sera bien ainsi
Car tout ce que j'ai écrit je l'ai écrit
dans cette ombre paisible
Juste à côté de vous dans le silence heureux
Où les mots se laissent entendre dans une clarté
Qui n'existe que là
Et lorsque vous me lirez ce sera
comme si une voix glissait
De l'autre côté des futaies et venait vous rappeler
Qu'il existe une autre manière
de parler donc de vivre
Et que le monde n'est pas cette fête triste
qu'on en fait
Pour vous empêcher de vivre
toute la vie qui vous appelle

...
« Qui pousserait le cri de joie pour réveiller morts et orphelins à l'aurore ? » ― Léopold Sédar Senghor, Prière aux masques, Chants d'ombre.
Près de l'écluse une chanson s'est pendue
La robe verte de l'ange fait frissonner son feuillage
Au dernier souffle de la nuit
Le crépuscule prépare sa prière
Les feuilles s'envolent quand tu roules
L'honneur est redonné par la voix bien-aimée
On dirait une tour de contrôle des années 70
Il n'y a plus d'éclusier on fait les poches à tout ce qui passe
Il faut croire que les avions flottent maintenant
Elle a dit qu'elle n'aimait pas la poésie
Qu'elle ne sait pas quoi faire des poèmes
Drôles d'éclairs figés là dans la peau du jour
Elle voudrait connaître le nom de l'assassin
Ou du sauveur avant la dernière page
Le jour n'a pas besoin de chanter pour dire qu'il voudrait naître
Vue du train la ville fait briller son collier de pacotille
Elle se lèche le dos comme une bête assiégée
Je pense à vous Paul Claudel Saint-John Perse
Léopold Sédar Senghor Patrice de La Tour du Pin
Le temps où je vis manque de votre parole
De confiance et de splendeur
Je rêve à une messe
Dans le jardin aux pierres d'oubli
Avec versets venus de la Grande Maison
Avec koras balafons légendes
Et bras de femmes levés sur les douleurs
Avec appel du nom et douceurs suppliantes
Ce sont des clous plus forts que les discours
Sans cœur que le présent nous plante au cœur
Pour l'empêcher de battre
Sur la place Maubert les premiers prix s'affichent
Les pâtisseries d'Auvergne
Le veau élevé dans des larmes de mère
Les poupées aux yeux de varech
Et toi combien te coûte un poème ?
Je viendrai te chercher dans ta peur
Je te délivrerai de ta peur
Je t'embrasserai
J'embrasserai ta beauté
J'embrasserai la beauté qui te fait peur
― p.128
L'écho des voix évaporées fait de nous d'étranges coquillages.
Quand on tend l'oreille sur notre vide, on entend le bruissement d'une mer intérieure vaste comme le mystère du temps.
Les hommes glissent comme des poissons
Derrière la lumière de lune des fenêtres
Combien de fois par semaine faut-il changer l'eau du théâtre ?
Sur l'écran de télé les morts heureux demandent
Qu'on applaudisse leur imitation de la joie
Mes trois plantes n'ont jamais tremblé
Quand je fais entrer le vent à petites toux dans la maison.
Journal de poésie (2009-2014)
PROSE
Dans le roman que je n’écrirai jamais
Il y aurait eu cette phrase
Il portait
Vestige de l’élégance des anciens dimanches
Des chaussures de cuir blanc
Il y en aurait eu des détours
Pour que la phrase puisse venir à point
Et avec elle la silhouette d’un homme
Qui marche devant sa pauvreté
Traversant la rue à pas de corde
À côté de cette peur que la vie leur fait tomber dessus
Cette sorte de défaite qui accable les hommes
Et que lui conjurait avec cette paire de chaussures blanches
Que la poussière ne grisait pas suffisamment
Pour qu’on ne puisse reconnaître des
Chaussures blanches
Et avec elles l’élégance
Toute l’élégance
Des anciens dimanches
Ou de ce qu’on appelle ainsi
Cette manière que les hommes ont parfois
De glisser sur leurs peurs
D’en faire un tapis de verre
Et de glisser dessus
Comme sur le parquet de bois blond
Des guinguettes ou des thés dansants
Des anciens dimanches
p.16-17

Avant de poser son bâton, le pèlerin professionnel achève son tour du monde. Après l’Amérique, Bruxelles. […]. Le Claudel bruxellois est un homme qui vieillit. Il se rase la moustache, manière d’inaugurer la vieillesse, la vraie. Sa surdité va croissant. Avec elle resurgit la grande hantise de Claudel ― d’être séparé, coupé des autres, du monde. A quoi s’ajoutent des problèmes d’anémie. Heureusement ses relations avec le roi Albert Ier sont très amicales. A sa mort en février 1934, Claudel pleure un ami. Autre source de joie ; sa rencontre avec les peintures flamandes et hollandaises ; Rubens, Vermeer. Il aime que chez les flamands la question de l’existence de Dieu soit pour eux si forte, qu’ils la posent à chaque élément de la création. Leur foi s’exprime non pas en tant que pieuse reproduction de la nature, mais en ce que chaque imitation, chaque figuration opère comme une humble interrogation de ce monde qui en cache un autre.
De retour en France en 1905, Claudel cherche le repos auprès de sa sœur Louise. Il écrit « Partage de midi », avec la sensation d’être parvenu au tournant majeur de sa vie, à ce qu’il appellera, dans ses « Mémoires improvisées », un changement de versant. Il écrit à Francis Jammes : « Vous savez que je fais un drame qui n’est autre que l’histoire un peu arrangée de mon aventure. Il faut que je l’écrive, j’en suis possédé depuis des années, et cela me sort par tous les pores. D’un autre côté je me demande s’il convient à un chrétien de peindre des passions coupables. »
Comme un qui retourne vers la maison abandonnée
Et se rend compte à l’approche sans même
L’épreuve du seuil
Qu’il n’a jamais cessé de l’habiter
En pensée comme en rêve
Tout au long du voyage qui le menait ailleurs
Vers cet oubli bruyant qu’on appelle le monde
J’ai fait retour au pays natal
Ouvert aux quatre vents
Sans drapeau et sans haine
Ce lieu de nulle part aux fondations errantes
Où tout a commencé
La parole les abords lumineux de l’absence
La forme inexacte de ton visage
J’ai retrouvé l’usage du silence
Je suis redevenu poète
Sans savoir si j’appelais poésie
Le lieu lui-même ses parages les sentiers inaperçus
L’attente évanouie ma mémoire capricieuse
La promesse toujours nouvelle
p.9
Journal de poésie (2009-2014)
VEZELAY
Pour Jean-Pierre Lemaire
Extrait 1
Labours de pierres
Chemins effacés
Par le jeu des hommes
Dans la terre serrée
Nos empreintes éphémères
Et lourdes
La vie comme une énigme
Déchiffrable soudain
Les trois bonds d’un chevreuil
Dans le visible
Sur la route
Le salut de l’inconnu
L’esprit envolé
Le sourire du simple
Qui dit
Je connais le chemin le plus court
Mais il monte
À la maladrerie
Le rire
Pour tenter de tenir tête
p.18