À l'occasion de la 33ème édition du festival "Étonnants Voyageurs" à Saint-Malo, Erin Swan vous présente son ouvrage "Parcourir la Terre disparue" aux éditions Gallmeister.
Retrouvez le livre : https://www.mollat.com/livres/2815644/erin-swan-parcourir-la-terre-disparue
Note de musique : © mollat
Sous-titres générés automatiquement en français par YouTube.
Visitez le site : http://www.mollat.com/
Suivez la librairie mollat sur les réseaux sociaux :
Instagram : https://instagram.com/librairie_mollat/
Facebook : https://www.facebook.com/Librairie.mollat?ref=ts
Twitter : https://twitter.com/LibrairieMollat
Linkedin : https://www.linkedin.com/in/votre-libraire-mollat/
Soundcloud: https://soundcloud.com/librairie-mollat
Pinterest : https://www.pinterest.com/librairiemollat/
Vimeo : https://vimeo.com/mollat
+ Lire la suite
Hormis son don pour les maths et sa capacité à construire des tours minuscules, son seul talent consistait à deviner la personnalité des habitants d'une maison à l'odeur de soupe Campbell qui flottait dans l'air : nouilles-poulet signifiait bienveillant ; légume, surprotecteur ; tomates, colérique.
Il aurait dû se rendre compte que l'histoire ne pouvait se rédiger au présent. Il fallait connaître la fin pour savoir où se trouvait le début.
Paul envisage un avenir où les hommes s'adapteraient à leur environnement, au lieu du contraire. L'histoire de l'Amérique, avec ses massacres d'animaux et d'autochtones, sa lutte perpétuelle contre la nature, n'a jamais connu pareil lieu.
- Hé, Pa.
- Hé.
Un échange qui signifiait amour. J’allai à l’intérieur et cachai mes pages blanches sous mon tapis de sol. J’enfilai mes bottes, la violette ainsi que l’autre, celle qui était trop grande. Ensuite, je soulevai Pa et l’installai dans mon sac à dos, le sanglant de sorte qu’il ne glisse pas lorsque je franchirais les ponts ou que je m’accrocherais aux câbles, aux endroits où les ponts semblaient trop timorés. À l’instar de la plupart des habitants de la Ville Flottante, nous possédions une barque, un kayak et un canoë. Néanmoins, Pa et moi préférions voler que ramer.
Après l’avoir solidement arrimé, je le hissai sur mes épaules et il m’enlaça le cou. Malgré moi, je pensai à ma mère. Puis je retournai sur le balcon et agrippai la corde suspendue à la rambarde Nous étions partis.
Sa mère est tapie dans les ombres. Il l’entend marmonner sans parvenir à distinguer ses paroles. Elle tousse de nouveau, et les pulsations derrière les yeux de Paul reprennent, rythmiques et insistantes.
- S’il te plaît, articule-t-il à travers la douleur, puis : Maman.
Un terme que, jusqu’ici, il employait uniquement dans sa tête. Prononcé à voix haute, il semble stupide, trop formel pour le sens qu’il recouvre. Paul se met à pleurer d’une manière qu’il ne reconnaît pas. Des sanglots bruyants, dépourvus de mélodie, entrecoupés d’inspirations suffocantes. Si seulement il avait son cahier ainsi qu’un crayon taillé à la perfection. Si seulement il avait une équation à résoudre, une tour à dessiner, une suite de molécules à assembler.
Au début, notre existence nomade me semblait normale. C’était ce que nous faisions. Nous marchions. À l’âge de six ans, il me vint à l’esprit de demander pourquoi.
Nous errions dans une plaine interminable dont les Oncles avaient hâte de voir le bout. Sitôt qu’ils entendirent ma question, cependant, ils s’arrêtèrent net. Alors je nous vis. Eux : grands, minces et pâles, les battements de leur cœur pourpre visibles dans leur poitrine translucide. Moi : petite et mate, le crâne couvert de cheveux hirsutes, mon propre cœur par bonheur caché. Nous étions les seuls êtres vivants que j’eus jamais croisés. Autour de nous, rien d’autre que la vastitude de la plaine et du ciel affreusement vide. C’est ce qui me poussa à poser la question. Le vide.
Surpris, Oncle Un écarquilla les yeux.
J’imagine que tu t’en doutes, répondit-il. Notre mission est le savoir. Nous devons comprendre nos tempêtes de sable et nos couchers de soleil, notre oxygène et notre gravité. Nous devons comprendre notre terre rouge, sa manière de se tasser et de se mouvoir sous nos pas. Nous devons comprendre notre planète afin de comprendre notre place dans l’univers.
Pourquoi ?
Il faut savoir où on est pour savoir où on ira après.
C’est-à-dire ?
Patience. On comprendra quand on y sera.
C’étaient de bonnes histoires, acquiesça Oncle Deux. Imagine qu’elles soient vraies ? Imagine qu’on puisse créer le même monde ici ? (Il se pencha en avant.) Une vraie civilisation, Moon, tu te rends compte ?
Une civilisation, répétai-je. Ce serait mal ?
Bien sûr que non, répondit Oncle Deux. Ce serait magnifique. On pourrait peupler la planète d’Oncles et de Moon, de pins et de marguerites jaunes. Il y aurait assez d’oxygène pour tout le monde. Tu aurais des amis, des êtres comme toi. (Il m’observa.) Tu dois en avoir assez de nous. Tes vieux Oncles aux esprits pleins de rêves. Nous ignorons ce que c’est, d’être une Moon. Si tu avais une autre femelle à qui parler, quelqu’un de jeune, quelqu’un qui te comprenne, ce serait bien.
Je méditai ces paroles. Quelqu’un à qui parler. Ce serait même formidable.
Toutefois Kay a raison. Le temps est venu de supprimer ce putain de rêve.
- Je suis désolée. (La voix de Kay s’adoucit.) Je ne veux plus voir l’homme dans le désert.
On fait les mêmes cauchemars, pense Paul avec un sursaut. Au début, cette affinité le réconforte, puis il est traversé par un frisson. Quelle folie d’avoir mis cet enfant au monde, cette fille condamnée à faire les mêmes rêves qui empoisonnent sa vie et celle de sa mère.
- Je ne veux plus voir cette ville, non plus. Je ne veux plus être ton espoir pour l’avenir.
Sa lèvre inférieure se met à trembler. Paul s’attend à des pleurs, cependant Kay se ressaisit.
- Je ne veux plus être quoi que ce soit.
Sous les draps froissés de son lit d’hôpital au cœur de l’Amérique du Nord, Paul se débat avec son nouveau corps. Il essaye de se redresser. L’espace jadis occupé par ses jambes semble immense, pourtant il n’a pas l’impression d’être diminué. Au contraire.
Il est un géant. Sa mère avait raison.
Il l’imagine, trop jeune – oui, Eva avait vu juste, elle était trop jeune – et portant le corps de son fils jusqu’à son aboutissement. Sa venue au monde a dû la transpercer. Comment survit-on à cela ? Pourtant elle l’a fait. Submergé par une force nouvelle et grisante, il prend conscience que lui aussi survivra.
De ses mains minuscules jaillira une nouvelle civilisation. Un peuple de géants, une espèce jusqu’alors inconnue.
Son ventre est lourd, sa peau brune est tendue. De temps en temps, une série de coups de pied. Elle sait ce qu’elle abrite en son sein. Une créature gigantesque, la première de son genre. Il la dominera de toute sa hauteur, il lui appartiendra, il franchira les étendues sauvages pour incarner son rêve. Il créera une armée de semblables et, avec eux, il régnera sur ce monde maudit.
- Tout ça sera à toi. (Elle tapote son dôme renflé.) Ensemble, on va construire un monde nouveau.